L’étang

Riau Graubon / 12 heures

Beaucoup de gens de ma génération ont jeté la boîte à trésors de leur enfance au prétexte qu’elle pèserait trop lourd lorsque viendrait le Grand Soir. Ce geste un peu fou – de couper les ponts et jeter par-dessus bord le gros de ce qui nous a fait – aura eu le mérite, le moment venu, de nous obliger à recueillir avec le plus grand soin ce qu’on avait laissé échapper sans le vouloir: un matin gris, un parfum de cannelle, une petite luge, ce qui reste lorsqu’on n’a plus rien. On s’avise alors que le jour ne se lève qu’avec le jour qui se couche; certains bonheurs tiennent tout entier, en hiver, en la résurrection du printemps. Tout ne serait donc pas perdu, il serait temps encore de rassembler ces minutes égarées qui sont parvenues jusqu’à nous.
Voilà ce à quoi m’ont fait penser les Wildblumen de Monika Langhans, lues ce matin avant d’aller me promener du côté des Censières. Un petit livre dans lequel l’auteur se promène dans le Jorat une valise à la main, entre bois et clairières, fleurs et poèmes. On se souvient avec elle de ce qui n’est plus: cultes, pintes, épiceries, jardinets, dentelles, soie et taffetas – mais aussi peines et fléau. Et on se réjouit de ce qui demeure: le cerisier en fleurs dans le miroir de la fontaine, les nuages dans celui d’une flaque, les balsamines et les petits fruits, le noyer dans le pré. On y respire, le long de poèmes à pente douce, l’odeur du foin, de la terre et des sous-bois, on y goûte la simplicité des jours aigres-doux.

La Gare

Châtillens / 16 heures

Au premier rayon de soleil les fourmis font battre le cœur de leur dôme, le rouge-gorge bombe le torse, les petites tortues battent des ailes et sautent du blanc des anémones au jaune des tussilages, du rouge des bruyères au bleu des scilles. Les locataires descendent au lac, les propriétaires mettent de l’ordre dans le garage, sortent le banc dans le jardin. On a fait réviser la tondeuse et on brûle les branches mortes. Les voisins ouvrent leur cabanon, les argonautes  préparent leur vaisseau, Perceval et Gauvain discutent du Graal autour de la table ronde. Chacun s’affaire, sort du fond des armoires des cartons pleins de cartes, de guides et de projets. Au diable l’hiver, et pour toujours.
Un ami me confie qu’il met la dernière touche à la réalisation d’un vieux rêve, celui de rejoindre Compostelle avec sa belle. J’ai hésité à lui dire: « Et le retour? » Je me suis tu.
Les marcheurs au long cours devraient pourtant savoir, avant d’entamer leur long périple, qu’ils ne récolteront que la moitié des bénéfices promis s’ils s’arrêtent à Compostelle. L’autre moitié se gagne au retour: « Les pèlerins médiévaux nous l’ont appris, aller à Compostelle ce n’est rien; mais en revenir à pied, par le même chemin ou un autre, c’est une autre paire de manches. »