Villa Eugénie

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Lugrin | 16 heures

Il est 14 heures, je frappe à la porte-fenêtre qui ouvre sur la terrasse décatie de la villa Eugénie, Ulrich m’accueille avec le sourire, il n’a pas changé. Il se souvient de notre rencontre, de l’après-midi passé ensemble, c’était le 1er février 2014; il faisait nettement plus froid qu’aujourd’hui, je me souviens, Ulrich portait une chapka. On reprend la conversation où on l’avait laissée, il m’avoue que sa passion pour les Bernina 110 volts a perdu de son intensité, mais qu’il stocke toujours des chambres à air crevées dans un coin de la dépendance de sa maison, pleine jusqu’à la taille de lampes à pétrole, de cartons vides, de cartons pleins, de tout ce qui peut servir.

Il ne s’est séparé d’aucun charriot à bateaux, il a dû même réduire l’espace de chacun d’eux pour accueillir une caravane dans laquelle il entrepose depuis quelque temps les éléments en chêne massif d’un billard de compétition.
Ulrich m’invite à entrer, c’est une expédition, l’homme n’est pas guéri et il le sait. Il s’intéresse depuis l’été passé aux moteurs des essuie-glace des Volvo et passe une partie importante de son temps à synchroniser une demi-douzaine d’horloges qui caquettent aux murs de sa cuisine. Il a réchauffé des pommes de terre et boit un coup de blanc, je l’écoute devant un verre d’eau, il est insatiable.
Ulrich m’emmène dans son jardin avant qu’on se quitte, là où il m’avait fait voir sa collection de tessons. Je choisis deux belles pierres, jaunes, avec du bleu, du rouge et du vert, c’est sûr on se reverra.
Ah! j’oubliais, les deux chiens avec lesquels il vivait sont morts fin 2014; finies les promenades quotidiennes, Ulrich est de plus en plus seul mais il ne se plaint de rien, il n’a pas une minute à perdre, Ulrich a trouvé à la déchèterie deux chiens de porcelaine, rose et bleu, qui trônent sur la table de sa terrasse. Il en sourit.

Lac des bouilleurs de chats

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Romanel / 15 heures

Prémices du printemps dimanche dans la vallée de la Trême, au bord du Léman lundi, sur les rives de la marre de Romanel aujourd’hui. Toutes les fenêtres sont au vert, celles des voitures et des cafés – on balaie les terrasses –, des cuisines et des chambres à coucher – on aère – , les duvets font le ventre rond sur les balcons et le linge sèche dans les jardinets. Les portes claquent, les branches nues des bouleaux font des traînées de gouache blanche dans le ciel bleu. Les avions qui filent sur Genève font un autre bruit, comme si, eux aussi, avaient laissé leurs fenêtres grandes ouvertes. Les moineaux piaillent dans les taillis, c’est midi toute la journée.
Les autorités de Romanel ont fait creuser en 1991 un bassin et planter quelques arbres pour le 700ème anniversaire de la fondation de la Confédération suisse; le gingko, le chêne et le saule pleureur ont pris de la hauteur; des uns aux autres deux pies font le joint, dans le vert de la pelouse une corneille butine. Elle s’envole bientôt au passage d’un cortège, c’est la première sortie des petits de la garderie; au signal de la responsable, ils se précipitent sur un banc, jamais plus de deux, attendent bouche bée, comme des grands, suivent le bal des quatre couples de colverts. Il n’y en a pas trop, dit une grand-mère à sa petite fille, essaie de les compter. Une vieille dame ronde jette des poignées de pain sec par-dessus la clôture qui protège les plus téméraires de la noyade.
Tout est beau, même les laideurs: l’école, le dépôt de la voirie, la maison communale; les deux sculptures, bleue et rouge, qui occupent les deux foyers de la cour ressemblent à des casse-tête. Un homme d’âge mûr s’est assis à l’extrémité de l’unique table du parc, un marque-page sur sa gauche et un crayon gris dans la main droite Seule énigme, que lit-il? Le savoir n’intéresse personne, ni lui ni moi.
Au stand de tir de Vernand, une femme tatouée me sert une verveine, motifs indiens sur le bras droite, longue phrase sur la jambe gauche, qui fait trois fois le tour de sa cuisse avant de se glisser plus haut, dans la chaleur de sa courte jupe. Je préfère là aussi ne rien savoir, ne pas lire; mais savoir que quelque chose tient une telle place dans sa vie adoucit son visage, que des rencontres et un travail ont endurci.

La Plage

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Perroy / 13 heures

Un gros chien noir aboie à quelques mètres de la Pêcherie, impossible de faire sortir le propriétaire de sa niche, je rebrousse chemin. Reprends la Nissan, emprunte la route du Lac, de Rolle à Ecublens, autoroute ensuite; je parque devant le galetas du Centre social protestant.
Ça bouge dans les jardins familiaux du nord de la ville; un ancien sort le nez de son cabanon, il a la tête de celui qui hiberne; il m’avertit en pointant le doigt en direction de ceux qui s’affairent au milieu de vieux choux, qu’ils feraient mieux de patienter trois semaines encore, profiter, mettre un peu d’ordre dans leur fourbi et raccommoder leur drapeau. Inutile de faire quoi que ce soit de sérieux avant le 10 mars.
Malgré les propos pleins de sagesse du bonhomme, ils sont plusieurs à boutiquer, bien trop pressés de plonger leurs mains dans la terre et de la remuer, à l’image de cette femme d’une quarantaine d’années qui transplante des groseillers et qui n’imagine pas février sans ce bain de terre; on parle de choses et d’autres, de la Roumanie où elle a passé la première partie de sa vie, des jardins et des fleurs qu’elle aime tant. Le chemin des Pêchers où elle a trouvé son bonheur est un quartier très charmant, les riverains y sont conviviaux, ils font la fête, ce m’est pas, dit-elle, partout la même chose.
Je suis là dans les jardins du Châtelard, les premiers que la ville a mis à la disposition des Lausannois en 1957; des jardins qu’il ne faut pas confondre avec ceux du Rionzi ajoutés au nord-ouest en 1984. Les chemin des Lys et des Dahlias, du Tilleul et des Pensées, des Hortensias et du Muguet, des Rocailles et des Pêchers cadastrent le domaine.
Mais à cette saison, les parcelles ont un air d’abandon, leurs locataires ont tout juste eu le temps, avant les premières neiges, de rassembler les jouets des enfant dans une caisse, les cadavres de bouteilles dans une autre et tout le petit matériel qui traînait encore par terre dans la gueule noire des barbecues. La bise, la neige et le dégel ont mis à mal les allées, descellé les bordures des plate-bandes, renversé les nains de jardin, Cendrillon, les chaises, les lapins et les arrosoirs. Mais les beaux jours auront tôt fait de tout repeindre au vin blanc; on entend déjà, ici et là, quelques coups de marteau, dans les branches nues des fruitiers le chant aérien des mésanges et le claquement de deux ou trois sécateurs sous les treilles. Une fumée âcre s’élève dans le ciel bleu, c’est le Portugais du chemin des Lys qui a bouté le feu aux vieux bois de sa vigne lilipute.