Rien ne me fera trébucher

Cher Pierre,
Rien ne me fera trébucher au réveil, ni rêver ni penser: ni la nuit ni la sonnerie des réveils au quatre coins de la maison, ni la rumeur qui accompagne les grandes manœuvres du matin. J’enchaîne en suivant un invisible programme: une douche, des flocons d’avoine mélangés à des raisins secs dans de l’eau, puis un tilleul et un café. Je glisse une pomme, une mandarine et une poire dans mon sac et descends à la mine.

romain_rousset
Romain Roussset

Je ne me réveille en réalité qu’à un peu plus de 10 heures, lorsque j’apprends à la salle des maîtres, par une collègue de l’enseignement spécialisé, qu’on rassemble désormais, sous l’appellation multidys, les enfants qui présentent au moins deux des troubles spécifiques distingués jusque-là: dyslexie, dyscalculie, dysgraphie, dysorthographie, dyspraxie, dysphasie. Je croyais que les chercheurs avaient identifié et listé, en les caractérisant soigneusement, les maux qui pèsent sur les apprentissages de nos enfants, voilà que tout se complique à nouveau; plus de 60 situations sont désormais possibles. Voilà qui ne va pas simplifier la vie des logopédistes et les enseignants.
Le ciel est uniformément gris, les façades aussi; pour le reste du noir, bitumeux, et quelques lambeaux blancs le long des caniveaux. La bibliothèque de l’école est silencieuse, les deux responsables pianotent sur leur machine; je passe une heure sur la mienne avant de déposer sur une assiette, à l’étage, trois fruits et un couteau: une nature morte. Ça aurait pu être la photo du jour, trop tard, ça aura été mon repas.
Les élèves m’attendent pour quatre périodes successives au cours desquelles je m’engage prudemment, le vent régulier qui souffle incline à laisser aller l’embarcation qui avance toute seule, grand largue plutôt que vent debout. J’en profite pour passer à l’économat avec les deux ou trois élèves susceptibles de faire les 400 coups; on en ramène une vingtaine de dictionnaires et quelques exemplaires du nouvel ouvrage de référence, Texte et langue — Aide-mémoire, savoirs grammaticaux et ressources théoriques, qui propose de nombreux changements et un grand retour, celui du prédicat.
Plusieurs élèves ont été rattrapés par la grippe, elle en menace une demi-douzaine qui ont préféré ne pas manquer l’école; je leur sers pourtant la main au moment de nous quitter, on verra bien si le vaccin fait son effet.
Au Riau, après un moment de flottement pendant lequel nous faisons, Sandra et moi, un rapide procès de l’école, qui autorise les enseignants à noyer de devoirs notre petite dernière, Arthur ouvre pour nous aider à oublier une bouteille de Perldor secco de la Migros et un paquet de chips de chez Zweifel. Il aura suffi que je monte à la bibliothèque pour déposer mes affaires et y mettre un peu d’ordre pour constater à mon retour que ma femme et mes enfants m’ont oublié, ne m’ont laissé que les amours et une pincée de sel. Sans rancune.
Après le repas et une brève discussion, nous nous proposons, Arthur et moi, d’assurer désormais la mise en ordre de la cuisine les mardis, mercredis et jeudis soir; les femmes acceptent. Je monte ensuite à la bibliothèque car ce soir c’est la fête, c’est la fête du parti socialiste français. La fête?

Ciel sans nuage ce matin au Riau

Cher Pierre,
Ciel sans nuage ce matin au Riau, je quitte la maison le premier pour entrer dans le brouillard au sommet du toboggan de la Marjolatte; il eût été évidemment plus naturel et plus sage de rester au soleil. Nous sommes en réalité des sédentaires qui ne cessons de nous agiter, d’aller et venir quelles que soient les circonstances, à l’inverse des chasseurs-cueilleurs du paléolithique qui ne bougeaient vraisemblablement pas de leur campement si la météo annonçait des beaux jours. Si nous n’avions pas coupé les ponts avec eux, fait une croix sur leurs enseignements, je serais certainement resté ce matin sous le soleil du Riau.

moleson

Le quart d’heure qui me sépare chaque matin de la mine pourrait me manquer en août prochain; c’est en effet très souvent pendant ce court déplacement en voiture que ce quelque chose qui échappe à la succession prévisible de mes heures voit le jour et tire, par une espèce d’anticipation, les fils de chaîne sur lesquels viendront s’entrecroiser mes impressions. Ce quart d’heure est comme les premières lignes des notes que je rédige chaque jour, où le premier paragraphe ne constitue pas en réalité le premier des événement fixés rétrospectivement, mais offre une rampe de lancement, une orientation au sous-ensemble des éléments qu’à la fin je retiendrai et le rythme dans lequel ils prendront place.

tableau_neige

Des éclairs et des ombres pendant les cinq périodes de ce matin. Peine avec certains élèves qui ne connaissent qu’une seule langue, celle qu’ils parlent à la table familiale mais autour de laquelle ils mangent souvent seuls. Plaisir avec d’autres, ils ont compris qu’il existe plusieurs langues dans leur propre langue, si bien que lire un sonnet de Verlaine leur donne l’occasion d’en entendre une nouvelle et de se réjouir de ses règles; je leur parle en fin de période de l’arbitraire du signe. Plaisir encore, avec d’autres, à qui je demande d’inventorier les problèmes orthographiques qu’ils rencontrent, sans prendre en compte les erreurs qui relèvent d’un déficit d’attention ou de leur nonchalance; ils semblent tout à fait d’accord lorsque j’affirme que ces erreurs, comme ces papiers qu’ils laissent par terre dans la cour après la récréation, relèvent davantage du champ éthique que de l’enseignement du français.
Le soleil fait son retour lorsque je m’apprête à quitter la classe ou, ce qui est plus probable, au moment où je m’en avise; notre tête est décidément bien faite, qu’adviendrait-il si nous ne pouvions fermer nos écoutes? Je passe en revue le plateau par la baie vitrée, de Morges à Cossonay en passant par Denges et Dizy, le château de Vufflens et, de fil en aiguille, Ferdinand de Saussure, le BAM, Frédéric, Nathalie, Louise, Montricher, La Praz, le Suchet, les Aiguilles de Baulmes, le Chasseron, le Chasseral, Bâle, le Rhin, Hambourg, le Danemark, les Lofoten… Je reviens sur terre.
Il est bientôt 13 heures, Louise a préparé des beignets qu’elle partage avec Lili sur le coin de la table. Je fais bande à part, avale une pizza et monte avec un café à la bibliothèque, que je quitte à 18 heures passées; c’est fait, le texte pour Amnesty tient debout, ou est susceptible de le faire; il me reste le week-end prochain et lundi après-midi pour le menuiser: raboter encore, poncer, cheviller, mortaiser…
Comme Sandra, qui avait une séance avec les relecteurs du troisième volume du bouquin de physique, rentre plus tard et qu’Arthur accepte de sortir Oscar, j’écris ces notes et les publie avant le repas.

Si le ciel n’a laissé passer à minuit que deux ou trois flocons

Cher Pierre,

Si le ciel n’a laissé passer à minuit que deux ou trois flocons, la neige tombe généreusement à un peu plus de 6 heures, lorsqu’Oscar met le nez dehors; il grogne et flaire une piste fraîche dans le creux du ruisseau. On monte jusqu’à la Mussilly comme souvent le mardi, pas le temps d’aller ailleurs. De longues grumes d’épicéas, que la neige enveloppe et arrondit par une ombre inversée, bordent à droite et à gauche le boulevard qui mène à la Moille-aux-Blanc.

reverbere_tilleul

On ne distingue, de la lisière du bois, que le réverbère du Tilleul, celui de la Goille, les néons des cuisines des paysans et des salles de bains des lève-tôt. Du côté de Mézières et de Carrouge, des braises couvent sous les cendres. Je croise au retour, devant chez Didier, les filles qui partent à l’école; Arthur et Sandra les suivent.
Les chasse-neige et les saleuses ont passé, on avance au pas sur la route de Berne; celle du golfe est dangereuse et les habitués roulent vite. Dans la cour du collège une nuée de petits élèves attendent la sonnerie; on ne peut s’empêcher de penser à ces paysages d’hiver que les Flamands ont si souvent peints aux XVIème et XVIIème siècles, où l’on voit tout un peuple d’enfants surpris dans leurs jeux, patins au pieds et boules de neige à la main, presque vivants. Mais dans l’encadrement de la fenêtre, les enfants semblent aujourd’hui immobiles; ils avancent comme des vieux, considèrent avec circonspection cette matière froide et blanche avec laquelle, à l’intérieur du périmètre de l’établissement scolaire, ils n’ont pas l’autorisation de jouer, qu’ils touchent cependant du bout des doigts, avec sur le dos un sac si lourd qu’ils sont nombreux à craindre, s’ils se baissent, de ne pas pouvoir se relever. Côté jardin, les villas sont plongées dans une brouille épaisse et leurs toits recouverts de neige font de ce quartier bien connu un lieu presque irréel, un décor de cinéma.
J’enchaîne quatre périodes sans lever la tête; les élèves sont studieux mais ne sont pas prêts à accepter de se pencher sur ce qu’ils ne comprennent pas, ce qui leur échappe, ce qui leur résiste, ce sans quoi ils ne seraient pas là. La cour est à nouveau noire de monde à midi, le sel et l’obstination des concierges auront eu raison de la neige et de la glace, le bitume est à nouveau roi, les rêves se sont envolés. Il neige pourtant, les flocons dansent bien serrés, demain il faudra recommencer.
Deux pommes, une poire et deux mandarines à midi, je fais brièvement le point avec un collègue sur le certificat de juin prochain, puis termine avec les élèves de 10G la lecture d’une courte nouvelle de Mary Higgins Clark. Je remonte au Riau, aperçoit une voiture sur le toit en face du golfe, elle est bonne pour la casse; le jeune conducteur, peu fier, m’indique de continuer lorsque je ralentis pour lui proposer mon aide. Je réaccélère jusqu’au Riau; l’aurochs sur le crépi du hangar à 2CV, les pieds dans la neige, a fière allure, je le photographie.
Sandra arrive à la maison une dizaine de minutes plus tard, on va faire un tour avec Oscar qui se régale; le blanc a tourné au bleu-banquise et le givre laissé par le brouillard en se retirant a recouvert de paillettes les os mis à nu des feuillus. J’écris ces notes, tandis que Lili étudie l’ouïe avec sa mère dont j’admire, comme au premier jour, la patience et la générosité.