Si le ciel n’a laissé passer à minuit que deux ou trois flocons

Cher Pierre,

Si le ciel n’a laissé passer à minuit que deux ou trois flocons, la neige tombe généreusement à un peu plus de 6 heures, lorsqu’Oscar met le nez dehors; il grogne et flaire une piste fraîche dans le creux du ruisseau. On monte jusqu’à la Mussilly comme souvent le mardi, pas le temps d’aller ailleurs. De longues grumes d’épicéas, que la neige enveloppe et arrondit par une ombre inversée, bordent à droite et à gauche le boulevard qui mène à la Moille-aux-Blanc.

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On ne distingue, de la lisière du bois, que le réverbère du Tilleul, celui de la Goille, les néons des cuisines des paysans et des salles de bains des lève-tôt. Du côté de Mézières et de Carrouge, des braises couvent sous les cendres. Je croise au retour, devant chez Didier, les filles qui partent à l’école; Arthur et Sandra les suivent.
Les chasse-neige et les saleuses ont passé, on avance au pas sur la route de Berne; celle du golfe est dangereuse et les habitués roulent vite. Dans la cour du collège une nuée de petits élèves attendent la sonnerie; on ne peut s’empêcher de penser à ces paysages d’hiver que les Flamands ont si souvent peints aux XVIème et XVIIème siècles, où l’on voit tout un peuple d’enfants surpris dans leurs jeux, patins au pieds et boules de neige à la main, presque vivants. Mais dans l’encadrement de la fenêtre, les enfants semblent aujourd’hui immobiles; ils avancent comme des vieux, considèrent avec circonspection cette matière froide et blanche avec laquelle, à l’intérieur du périmètre de l’établissement scolaire, ils n’ont pas l’autorisation de jouer, qu’ils touchent cependant du bout des doigts, avec sur le dos un sac si lourd qu’ils sont nombreux à craindre, s’ils se baissent, de ne pas pouvoir se relever. Côté jardin, les villas sont plongées dans une brouille épaisse et leurs toits recouverts de neige font de ce quartier bien connu un lieu presque irréel, un décor de cinéma.
J’enchaîne quatre périodes sans lever la tête; les élèves sont studieux mais ne sont pas prêts à accepter de se pencher sur ce qu’ils ne comprennent pas, ce qui leur échappe, ce qui leur résiste, ce sans quoi ils ne seraient pas là. La cour est à nouveau noire de monde à midi, le sel et l’obstination des concierges auront eu raison de la neige et de la glace, le bitume est à nouveau roi, les rêves se sont envolés. Il neige pourtant, les flocons dansent bien serrés, demain il faudra recommencer.
Deux pommes, une poire et deux mandarines à midi, je fais brièvement le point avec un collègue sur le certificat de juin prochain, puis termine avec les élèves de 10G la lecture d’une courte nouvelle de Mary Higgins Clark. Je remonte au Riau, aperçoit une voiture sur le toit en face du golfe, elle est bonne pour la casse; le jeune conducteur, peu fier, m’indique de continuer lorsque je ralentis pour lui proposer mon aide. Je réaccélère jusqu’au Riau; l’aurochs sur le crépi du hangar à 2CV, les pieds dans la neige, a fière allure, je le photographie.
Sandra arrive à la maison une dizaine de minutes plus tard, on va faire un tour avec Oscar qui se régale; le blanc a tourné au bleu-banquise et le givre laissé par le brouillard en se retirant a recouvert de paillettes les os mis à nu des feuillus. J’écris ces notes, tandis que Lili étudie l’ouïe avec sa mère dont j’admire, comme au premier jour, la patience et la générosité.

Il fait nuit noire dans les combles

Cher Pierre,
Il fait nuit noire dans les combles, j’ignore quelle heure il est, renonce à m’en inquiéter mais aussi à me rendormir; je parviens à rester sur les bords du sommeil sans m’aggriper, flotte entre deux eaux une demi-heure, une heure peut-être, j’ai peine à mesurer cette dérive immobile. Lorsque le réveil sonne, j’ai déjà la tête à moitié dehors, mais sans cette impression d’avoir été arraché de ma nuit.

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Début janvier, on ne voit pas encore l’allongement des jours mais on s’en approche et chacun le sait, on est de l’autre côté et le vent a tourné. J’entends des bruits aux quatre coins de la maison: Sandra me rejoint à la cuisine, je croise Louise dans les escaliers, Lili regrette qu’il n’y ait plus de fenêtres à ouvrir chaque matin à son calendrier de l’Avent. Dehors tout est bouché.
C’est jour de rentrée, les essuie-glace chassent en un seul aller et retour la fine couche de neige qui s’est déposée sur le pare-brise, la route de Berne est d’huile noire. Je photocopie quelques papiers avant l’arrivée des élèves à qui je trace les grandes lignes de cette seconde partie de l’année, avec au bout le certificat, les Éoliennes et l’ascension du Stromboli. Je me retrouve à midi sans effort ni maux de tête.
Midi à la salle des maîtres, tout est en place, les discussions, les habitudes et le cortège arc-en-ciel des tupperware, j’en prends acte. Plus de place au Central autour de la table des menteurs, occupée par une dizaine de cols blancs; je trouve une place à l’opposé, mange en feuilletant les journaux locaux, avec un peu d’ennui et la tristesse de ne pas trouver un éditorial iconoclaste, un poème de plein air ou une considération intempestive. Je me rabats sur la page des morts, mais s’ils sont nombreux aujourd’hui, les sentences sont rares; ni proverbe ni apophtegme, ni pensée ni sonnet. Je retiens des cinq brimborions du jour un tercet qui hante depuis plusieurs décennies les avis mortuaires de France, du Canada et de Suisse.

Quand sonne l’heure du dernier rendez-vous
la seule richesse que l’on emporte avec soi,
c’est tout ce que l’on a donné. 

Malgré le ton un peu solennel du premier vers et le contexte qui pèse trop lourd, il m’est difficile de ne pas m’arrêter, sinon m’attacher, au paradoxe qui se déploie dans les deuxième et troisième. Ces avis mortuaires prendraient toutefois une tout autre allure et une tout autre signification s’ils étaient distribués aléatoirement dans chacune des pages de nos journaux. C’est précipiter les choses que de les enfermer dans une double page avant qu’ils le soient derrière les murs d’un cimetière.
Je fais une halte à la bibliothèque à 15 heures, entouré d’une vingtaine d’enfants de moins de dix ans, m’assure dans un air de fête que le texte pour Amnesty tient le coup après la taille de dimanche et qu’il ne m’est pas interdit de le voir bourgeonner. Je ne dépasserai pas le premier paragraphe; le désarticule, le taille, ajuste les parties, remplace des éléments… avec l’arrière-pensée que ces opérations ne seront pas sans effet, feront bouger les paragraphes suivants et leur assureront chemin faisant l’assise qui leur manquait.
Longue discussion ensuite avec une mère d’une ancienne élève qui m’avait pris à parti, il y a quelques années, parce que je ne donnais pas à sa fille et ses camarades assez d’exercices, de listes de verbes et de mots à recopier. Enseignante elle aussi, elle me confie qu’elle a décidé d’y renoncer cette année, convaincue que ces listes à recopier et à mémoriser étaient inutiles à ceux qui pouvaient s’en passer et menaient à l’impasse ceux qui auraient pu en profiter. Sans rancune, il n’y a pas d’heure pour changer.
Je reviens à la page des morts en attendant Arthur à l’arrêt de bus, en me demandant tout à fait sérieusement si les propriétaires de nos quotidiens accepteraient l’éclatement de cette page et la redistribution des avis des familles dans les rubriques économie, société, cuisine, jeux, culture, sports,… comme les annonces publicitaires. J’en doute. Quant aux poèmes, aux sentences mêlées ou aux considérations intempestives que l’on trouvait autrefois (à moins que je ne l’imagine et qu’il n’en a jamais été ainsi) dans les quotidiens, on ne risque pas d’assister à leur retour, cette littérature ne rapporte en effet pas plus que les morts. Mais les morts, il faut bien les mettre quelque part.
Ce soir ce sera lentilles, carottes, courgettes et salade de rampon.

Un drapeau rouge à croix blanche

Cher Pierre,
Un drapeau rouge à croix blanche oublié depuis le premier août dernier montre ses vilains dessous au portail d’une cour pavée, le jour est blanc, les champs aussi; pas assez cependant pour que les enfants sortent leur bob. Une corneille se jette de la cime du sapin de chez Maurice, fait quelques vrilles avant de se relancer et de retrouver la place qu’elle a abandonnée; elle laisse au fond de l’oeil des traînées noires. Le jour est gris, mais que d’ingratitude! il faudrait parler de tant de choses pour être juste: de rien, de tout ce qui se voit, de tout ce qui se cache et qu’on ne voit pas.

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J’ai élagué au réveil le texte pour Amnesty au-delà des limites exigées, dans l’esprit des jardiniers qui taillent les rosiers: ne laisser que deux ou trois yeux; l’opération me permettra, lorsque la température se sera réchauffée de laisser monter la sève. Sandra et les filles sont descendues après le déjeuner chez Marinette s’occuper de Ziggy et de Sahita, Arthur est dans sa chambre.
La bise se réveille de temps en temps, le froid des jours passés persiste, il a eu raison des conduites de plusieurs fontaines de la Mussilly. Un retraité lutte tout à côté avec ses faibles moyens contre le gel qui s’est attaqué à son bassin, il fait des allers et retours avec un pot d’eau chaude qu’il verse sur la chèvre de partage, ramone la tuyauterie avec un bout de fil de fer, sans grands succès. Même s’il a le temps, il préfère agir, tu vois, me dit-il, c’est mon petit travail du dimanche.
J’ouvre mon cahier de préparation, vérifie les travaux de quelques élèves, entre leurs résultats dans le registre informatisé, trace les grandes lignes de la fin de l’année scolaire. De l’avoir fait m’apaise et l’agitation qui me prend à la veille de chaque rentrée scolaire disparaît d’un coup: il suffit en effet d’aller à l’essentiel pour que celui-ci préside à l’organisation presque naturelle des tâches, repousse ce qui l’embarrasse, libère des tâches inutiles et, in fine, m’invite à regarder par la fenêtre, m’évitant ainsi de me retrouver ce soir avant de me coucher Gros-Jean comme devant: on aura parcouru quatre mille milles et on n’aura rien vu. Il est 13 heures lorsque les cris des filles m’appellent en bas; elles et Sandra sont de retour, je laisse tourner le requiem de Fauré à la bibliothèque et les rejoins.
Le dimanche n’est pas pour tous un jour de repos: Arthur a étudié ce matin quelques-uns des aspects de l’oxydoréduction et de la photosynthèse avant de préparer des crêpes pour tout le monde; Louise en croque une au sucre en peaufinant un exposé sur le Sida, Sandra répond à ses questions; Lili qui travaillait dans sa chambre sur les figures géométriques planes descend à la cuisine et commande une crêpe salée. Ils iront ainsi tous les trois de devoir en devoir et de crêpe en crêpe une bonne partie de l’après-midi.
Il est heureux que les adultes qui n’ont pas encore d’enfants aient oublié les peines dont l’école a été autrefois la responsable, ne se souviennent plus de ce qui se passait le dimanche à la maison. Quant aux parents des gamins qui en ont fini avec leur scolarité, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi beaucoup d’entre eux ne désirent plus en parler.
Le ciel baisse d’un cran au milieu de l’après-midi, le brouillard avec. Celui-ci ne nous laisse sous les yeux que le petit drapeau aux vilains dessous, il a avalé les fumées des cheminées, les bois, le vieux verger, la corneille. Pourtant, s’il continue ainsi, il va certainement laisser la place au soleil et les moineaux organiseront une petite fête dans le jardin. Dimanche-bazar, je vais bien trouver un morceau de pain et un verre d’eau.