Musée – Au fil de l’eau

Orbe / 12 heures

Fleur à la manie, lorsqu’elle passe la nuit sur un coussin dans les combles, de miauler à n’importe quelle heure de la nuit et aussi longtemps que Sandra ou moi n’avons pas décidé qui descendrait à la salle de bains pour lui ouvrir une des deux fenêtres – comme elle prend de l’avance c’est Fleur qui décide – par laquelle elle disparaîtra dans la nuit.
Je m’y colle, cinq heures, me fixe à la bibliothèque et me coule assis entre deux eaux la tête entre les mains. Rattrape in extremis deux ou trois mots d’entre chien et loup avant qu’ils se vident; les glisse en urgence après la premier phrase du denier paragraphe de la veille, je sens son cœur se remettre à battre.

Jean-Luc Zollinger me rejoint au stand de Vernand, il est 8 heures 45; ses recherches sur la migration de la Pie-grièche écorcheur sont passionnantes, et notamment cette propension des mâles à précéder les femelles sur les domaines de nidification (protandrie). Il me raconte son commerce avec les oiseaux nicheurs de Grancy et la jachère qu’ils occupent depuis 12 ans, la peine de Daniel Zimmermann qui la broiera en février, la sienne de devoir abandonner ses observations. Je lui parle de mon chantier, des chardonnerets. Et de la Grande Cariçaie; il m’encourage à prendre contact avec son inventeur, Michel Antoniazza, un homme qu’il connaît bien. Visite du Musée d’Orbe.

J’écoute la radio en préparant le repas – soupe à la courge, pommes de terre en robe des champs, vacherin et tarte aux poires. Les critiques de cinéma font montre d’une belle suffisance, ils corrigent, pèsent, évaluent, jugent comme ces maîtres d’école qui croient savoir, écornent les films qui font l’actualité et ridiculisent leurs auteurs; leur suffisance est telle qu’on se réjouit parfois que la critique littéraire n’existe plus. Je téléphone à Michel Antoniazza, on se voit demain à Yvonand.

Bibliothèque

Riau Graubon / 14 heures

Avant d’entrer dans L’Arrière-saison d’Adalbert Stifter, il convient d’obéir au vieux Risach, d’enfiler l’une ou l’autre paire de chaussures de feutre jaunâtres qui se trouve derrière la porte située à l’opposé de l’entrée principale de la Maison aux Roses, de vous laisser glisser sur le marbre lisse et de ne toucher à rien; sachez que si vous désobéissez vous en sortirez vite.
Si vous y demeurez, le vieux Risach, votre hôte, deviendra vite un ami et ses amis vos amis. Vous découvrirez alors en leur compagnie les alentours, un monde soigné, lisse, achevé; un monde sans défaut qui ne se discute pas. Un monde d’avant ou d’après la catastrophe, un mirage.

Maximilien de Meuron (1785-1868) est le fils d’un administrateur de domaines; il renonce à la diplomatie à laquelle on le destine et se consacre à la peinture, séjourne en Italie; il sera l’un des chefs de file de la peinture alpestre, peindra aussi l’île Saint-Pierre en 1825, 60 ans exactement après le passage de Jean-Jacques Rousseau et 43 ans avant le début de la Correction des eaux du Jura.
Maximilien de Meuron et un quasi contemporain d’Auguste-Frédéric de Meuron (1789-1852) mais il n’appartient pas au même rameau. Auguste-Frédéric, après avoir fait fortune en ouvrant une fabrique de tabac à priser au Brésil, fonde à ses frais, mais en accord avec l’Etat, la Maison de santé de Préfargier destinée aux malades mentaux. (Sources | DHS)

Les travaux de correction des eaux du Jura commencent en 1868, écrit Matthias Nast dans son Terre du lac, leur surveillance est confiée à la Confédération. Il s’agit d’abord de creuser un canal, le canal de Nidau-Büren, en suivant le lit de la Thièle à sa sortie du lac de Bienne, un canal long de 12 kilomètres, large de 66 mètres et profond de 8 mètres. A la force des bras et l’aide de la vapeur: des centaines d’hommes, des dragues, des grues; des machines, des wagons et des locomotives qui viennent tout droit du chantier du canal de Suez bouclés une année avant. L’eau du lac baisse rapidement, on installe une retenue qui sera remplacée plus tard par un barrage. La baisse des eaux du lac de Bienne permet alors d’ouvrir en 1878 le plus gros chantier, le creusement du lit d’un canal long de 8 kilomètres, dans lequel les eaux de l’Aar seront défournées en amont d’Aarberg. Pendant la seconde partie des travaux, les canaux de la Broye et de la Thièle seront élargis et approfondis, le premier entre les lacs de Morat et de Neuchâtel dès 1874, le second entre ceux de Neuchâtel et de Bienne des 1875. C’est simple, c’est efficace.
Johann Rudolf Schneider a gagné la partie, la nature semble avoir été domestiquée; nous sommes le 17 août 1878, le héros sort de sa poche le Havane qu’il s’était promis, avant le début des travaux, de fumer lorsque ceux-ci seraient terminés.
Il mourra deux plus tard, le 14 août 1880, sans prendre la mesure de toutes les conséquences de son entreprise.

Moille-aux-Blanc

Riau Graubon / 15 heures

Rentrée scolaire pour Sandra et les enfants, déchèterie pour moi; je me mets au travail au snack de la COOP à 8 heures 30, finis la traversée sommaire du quatrième jour de mon périple avant d’entamer celle du cinquième. Je quitte Oron à 11 heures avec des fruits, de la pâte à gâteau, des délices au fromage, des pizzas à congeler, des gnocchi, du pain et du fromage. Je dîne accoudé au bar de la cuisine avec Louise.

Grande boucle avec Oscar aux limites du brouillard; j’en profite pour déposer les noms d’Agassiz et de Thoreau sur le plateau du jeu.
J’avance depuis quelques jours comme dans un bois dense, en prenant garde de ne pas perdre le nord, un oeil sur l’arbre que j’ai sous les yeux, un autre à l’arrière sur l’arbre auquel je suis en train de tourner le dos, un troisième à l’avant sur les deux qui prolongent la droite, avec une attention particulière sur le suivant,e qui m’attend demain. Nous avions, Jean-Paul et moi, utilisé cette technique pour traverser sans carte ni boussole, il y a plus de trente ans, la forêt du Risoux. Avec succès. Disons qu’à la différence de cette ancienne traversée réputée délicate, celle qui m’occupe aujourd’hui ne ressemblera pas à une droite, mais au tracé brisé que laisse dans la neige le renard cherchant sa proie .

Hypotaxe

Je parvins au lieu où j’avais suspendu mes travaux. Les gens instruits de mon intention de revenir m’attendaient déjà depuis longtemps. Le vieux Kaspar, qui était mon plus fidèle compagnon dans mes courses en montagne et qui, le plus souvent, portait dans un sac de cuir les quelques vivres dont nous avions besoin pour un jour, s’était déjà enquis de moi plusieurs fois à l’auberge des Erables, et il avait accoutumé, me dit l’aubergiste avant qu’il n’entrât, de s’immobiliser un moment dans la rue et de lever les yeux vers les nombreuses croisées qui, depuis la charpente en bois, regardaient les étables, afin de voir si ma tête ne dépassait pas de l’une d’elle.

Adalbert Stifter, L’Arrière-saison (1857)
traduction Martine Keyser, Paris, Gallimard, 2000