Le milieu du monde

Pompaples / 16 heures

Arthur a passé la nuit chez des copains, Sandra et Louise descendent à 7 heures et demie faire des courses pour les fêtes, Lil et May dorment au salon à poings fermés, Oscar à leurs pieds. Je me rends à la Croix-Blanche de Servion, comme hier matin, et passe deux heures devant une verveine qui refroidit.

Kenan est né en Turquie, s’est établi en Suisse en 1985; petits travaux ici, petits travaux là; il  trouve un job à Moudon dans une entreprise de pose de cuisines, Chauffeur  d’abord, il apprend le métier de menuisier sur le tas et complète très avantageusement pour le patron son équipe. Il se marie avec une femme de son pays qu’il rencontre sur les rives de la Broye, elle mettra au monde une fille qui suivra une formation de couturière et deux garçons: l’aîné a 26 ans, fait le securitas en suivant les cours d’un gymnase du soir; le cadet est cuisinier.
On s’est rencontré en début d’après-midi à la déchèterie, il ferraille le week-end, armé d’une paire de gants, d’une pince, d’un tournevis et d’un aimant. Il repartira aujourd’hui avec une poêle dont il lui faudra retirer la fonte, il en tirera deux cents grammes d’aluminium, revendus pour 70 centimes le kilo, pour autant que le cours ne change pas.

Je trouve l’adresse de la veuve du héros du film que le docteur Convert a tourné en 1958 dans le décor de la Carrière jaune; elle habite route de Ferreyres à la Sarraz. Je prends contact avec elle par téléphone; dix minutes après elle me rappelle, heureuse d’avoir trouvé dans le désordre de son mari la page d’un illustré évoquant le tournage du film que je cherche, qui avait pour titre Le Drame de la Carrière jaune et pour sous-titre Poème filmé.
Je pars pour la Sarraz, dans un brouillard épais qui me suit jusqu’à la sortie de l’autoroute mais qui laisse la place au soleil sur l’autre rive de la Venoge; la veuve me remet la coupure de L’Illustré et me résume de mémoire le propos du film: C’est l’histoire d’une solitude, celle d’un gars qui se cherche. Elle me dicte avant qu’on se quitte le numéro de téléphone du fils du réalisateur, qui m’informe qu’il n’a plus rien, à la cave peut-être mais dans quel état, c’était du seize millimètres, bien trop compliqué et trop cher de remettre en état. Dommage.
Je fais un détour par la carrière du Grand Chanay que je n’avais pas revue depuis une course d’école il y a une dizaine d’années. Paul Bonard écrivait à son sujet: on découvre les empreintes des bassins arrachés à la roche, comme de grands tombeaux vides, abandonnés. Les élèves s’étaient baignés plus tard dans le grand bassin de la fontaine de Croy.

Route du village

Corcelles-le-Jorat / 16 heures

Je dépose Louise et ses amies à Mézières, continue jusqu’à la Croix-Blanche de Servion où j’écris devant une verveine qui refroidit. Il est près de 11 heures lorsque je rentre, balade avec Oscar, la neige fond.

Un titre, en se livrant sans qu’on y prenne garde, en appelle souvent un second. Et même s’ils ne seront vraisemblablement ni l’un ni l’autre retenus, ils resserrent miraculeusement le travail déjà fait, endiguent le sens et sa propension à déborder; ils réduisent simultanément l’étendue de l’obscurité qui attend, en mettant à notre disposition un levier qui la soulève un bref instant et une  éphémère lampe de poche.

Sortir d’une prison est aussi difficile pour un détenu que d’y entrer pour un homme libre. L’institution pénitentiaire ne distingue pas un criminel d’un simple pékin et c’est tant mieux.

Entrepa

Grancy / 12 heures

Longue balade dans les bois, avec Oscar et le soleil, besoin de rien.

Samuel m’envoie en fin de matinée Leo et le dragon, un texte qu’il a écrit dans le cadre de son travail de maturité. Il le soutient aujourd’hui devant quelques-uns de ses enseignants, j’espère que tout se passera bien.
C’est l’histoire d’une amitié, celle d’un adolescent et d’un jeune dragon mis au ban de sociétés qu’apparement tout oppose; ils se rencontrent dans les bois et parviennent, après quelques péripéties à faire tomber les masques, à réconcilier à la fin la société des  hommes et celle des dragons.
Samuel fait entendre son intention en épilogue en rappelant ce qui l’a nourrie. Son autisme en effet a conduit quelques-uns de ceux que les circonstances ont placés sur son chemin à le moquer et à le rejeter.
Tu as vécu ce que Leo et le dragon ont vécu; je voudrais te dire ici à nouveau mon admiration et te remercier de tout ce que tu nous as apporté, à tes camarades et à moi, sans que nous ayons eu toujours la présence d’esprit de te le témoigner.

Je passe deux heures à jouer à cache-cache avec les chardonnerets de Grancy, en suivant les sentiers que Daniel a ménagés pour entretenir cette jachère qui est l’une des deux plus belles que Jean-Luc Zollinger a étudiées. On se verra au mois de janvier, il aura alors remis son nouvel article consacré à la Pie-grièche, son oiseau fétiche.

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