Une gêne technique à l'égard des fragments I

On conçoit ce que laisse entendre cette manie harcelante du soin qu’il porte à ce qu’il laisse se détacher de lui par petits morceaux, cette attention au déchet, cette polissure du lambeau ou de la miniature…
Il passe pour être le premier à avoir composé de façon systématique un livre sous forme fragmentaire…
Cela ne s’apparentait pas à des grappes de pensées, ni à des manières de bandeaux ou de coutures de citations mises plus haut que tout, jusqu’aux poutres, passionnément incrustées et serties, ni à de véritables chapitres à l’aspect plus ou moins thématique…
Brillon dit que la Bruyère consacra dix ans à écrire les quatre cent dix-huit fragments et balança dix ans s’il les produirait…
Il mit vingt ans à trouver un parrainage qui occultât ce caractère démembré et moderne.

Racine et Boileau sobriquettèrent avec perfidie Jean de la Bruyère du surnom de « Maximilien ». Il était l’homme qui fait des bouts de texte, des maximes, Boileau estimait que le plus difficile de l’art consistait dans la liaison, et dans tous les genres de transition…
Il semble que La Bruyère ait poussé cette hantise de la fragmentation jusqu’à la manie vide ou du moins une apparence peu intelligible. A la fin de l’oeuvre, certains discours qui étaient écrits de façon suivie furent par ses soins fractionnés sans raison apparente à coups de pieds de mouche. On pourrait voir là le premier témoignage d’une sorte de compulsion au blanchiment, qui est très moderne, et qui est très obscure.

D’emblée le fragment pose une double difficulté qu’on ne surmonte pas commodément: son insistance sature l’attention, sa multiplication édulcore l’effet que sa brièveté prépare.

Les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango, briser, rompre, fracasser, mettre en pièces, en poudre, en miettes, anéantir. En grec le fragment, c’est klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tiré violemment. Le spasmos vient de là: convulsion, attaque nerveuse, qui tire, arrache, disloque.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Une gêne technique à l'égard des fragments II

Quand Fr. Nietzsche écrit: « L’aphorisme où je suis le premier des maîtres allemands est une forme d’éternité. Mon ambition est de dire en dix phrases ce que cet autre dit en un livre – de dit pas en un livre », voilà une considération qui pourrait en détourner. Le fragment est conçu ici comme concentration, noyau de pensée, plénitiude essentielle, idéale, platonicienne, autarcique, limée, fourbie. On voit mal le pluriel, le mortel, le rompu et le discontinu que certains modernes affirment y découvrir. Fr. Nietzsche rêve d’une petite boule extrêmement dense et non déchiqutée. Au bout du compte un grain éternel, circulaire, inséparable, un atomos.
Rien ici de la bribe, de la loque, du copeau – des charpies que nous ne cessons pas d’écrire, ni de lire.

Ainsi emploie-t-on souvent le terme de fragment de façon très abusive. Sous ce jour, une large part des textes fragmentaires que nous lisons sont des « fragments d’Héraclite ». Non pas oeuvres volontaires. Il s’agit simplement d’extraits de livres perdus, ou non aboutis…
Fragment veut dire ici »morceau, débris d’un livre qui est perdu »….
L’oeuvre d’Héraclite n’était pas quelques traits épars. C’est un visage défiguré. C’était un visage.

En fait le fragment trahit plus de circularité, d’autonomie et d’unité que le discours suivi qui masque vainement ses ruptures à force de roueries plus ou moins manifestes, de transitions sinueuses, de maladroites cimentations, et expose finalement sans cesse à la vue ses coutures, ses ourlets, ses rentraitures. C’est trop souvent le rêve du petit tout, du petit morceau blotti et enveloppé sur lui-même…

Le fragment fascine sans doute aussi par ce caractère un peu ruiniforme, dépressif. Il est ce qui s’est effondré et reste comme le vestige d’un deuil. Il est la citation, le reliquat, le talisman, l’abandon, l’ongle, le bout de tunique, l’os, le déchet d’une civilisation trop ancienne ou trop morte…
Il est détritus et singularité…
Minuscule catastrophe, minuscule épave, et minuscule solitude.

Ils sont comparables à ces petites flaques d’eau qui sont déposées sur le chemin après l’averse, et que la terre n’a pas bues. Chacune d’entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l’océan, n’auraient répété le ciel qu’une fois.

Il y a une sorte de paradoxe insoutenable et même sans aucun doute d’imposture à frabriquer directement des débris, à façonner la fracture pour elle-même, à polir les arêtes, à en aiguiser le tranchant fallacieux, à feindre la violence, ou la sauvagerie, ou le génie, ou la folie, ou le hasard: bref à ne pas se fier au bris lui-même, à faire l’économie du mouvement destructeur dont la fracture ne devait être qu’une trace résiduelle. On voit sur les marchés méditerranéens, dans les pays particulièrement riches en vestiges et en fouilles, des fabricants de faux débris d’antiques. Si faussaires et mercantiles qu’ils soient, par pur souci d’une vraisemblance plus persuasive et par la convoitise d’un gain qui lui soit proportionné, ce sont des vases entiers que ces boutiquiers brisent, et des statues intègres qu’ils mutilent.

Tombé du ciel. Il faut la surface continue d’un sol lui-même coutumier pour que l’aérolithe soit…
L’ordre de la succession bâtit une architecture qui aussitôt subjugue et, si je puis dire, tient les rênes. En termes de petit solfège: le changement de chapitre constituerait la pause, l’alinéa le soupir, le point le demi- soupir, etc. Resterait le blanc ou le pied de mouche ou la petite étoile alors assimilable à des espèces de demi-pauses.

La Bruyère s’efforce d’attacher celui qui le lit à force de richesse dans les tours. Ce sont des petits problèmes curieux posés tout à coup laissant la réponse incertaine, un emportement brusque, une remarque tendre, ou une confidence mélancolique, un cri violent qui paraît arraché, une maxime plus sententieuse, une définition sèche, une allusion réaliste, une petite dissertation grammaticale, une hébétude qui se révèle une lourde malice, une argumentation philosophique plus scolaire, une petite scène de roman, une objuration morale, une métaphore longuement filée, une question délicate, un morceau de patois, une notation pédante ou ingénieuse, une description fidèle, un trait qu’inspire une méchanceté pure, une liste d’objections réfutées point par point, des petits tableaux hallucinés de la campagne ou de la ville, une lourde construction morale, une mise à nu cinglante ou cynique, une anecdote tirée de l’histoire ancienne, une oraison funèbre, un court compte rendu de voyage, un pastiche, un monologue intérieur, une vieille inscription romaine, une harangue, des dialogues, enfin mille sortes de portraits, miniatures, en pieds, rébus, comédie, biographie, etc.

Une attaque intense, arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie. Sa densité même la replonge dans le néant tout à coup. Son interruption doit bouleverser autant que son apparition a surpris.

L’opposition la plus profonde est celle du lié et de l’épars, du système et de l’intrus. Vase soudain égueulé. Falaise dans la mer. Adversaire que l’épée éventre. Mais d’abord le vase intact; d’abord la mer étendue, anhumaine, et immense; d’abord l’adversaire.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Une gêne technique à l'égard des fragments III

Jour après jour il met en tas ses bouts de papier qui sont autant d’extraordinaires marque-pages glissés dans les livres des Anciens… Telle observation de l’un, de l’autre, lui paraît digne d’intérêt, il la note encore avant qu’il se couche, l’ajoute à son ramas. Comme ces bouts de papier vite foisonnent, tombent, s’égarent, je ne sais, volettent, il confectionne une sorte de petit dossier pour les ranger. Il cherche en vain à lier tout cela. Une telle tâche le rebute. Et saison après saison, au fur et mesure qu’il s’y emploie, les notes se sont accumulées et leur entassement élève la difficulté et décourage. Il estime que le livre est peut-être là; qu’il suffit d’associer ces lambeaux par thèmes, de les mêler avec un souci d’unité ou de contraste. Et, qu’ils s’assemblent ou qu’ils s’entrechoquent, qu’il suffit de placer entre eux des blancs, des pieds, de mouche. Cela ferait un livre. Ce conditionnel est atroce. Il est le noeud de la difficulté.

On le présente capable de s’asseoir dans un fauteuil, de se tourner vers la fenêtre sur sa gauche, de lire, de concevoir une pensée en lisant, d’être astreint tout à coup à la noter avec précision, tout en lui donnant un tour original, et même une sorte de rétraction et de soudaineté, de rudesse et de puissance. C’est un bout de vie qui se touche comme avec le doigt, qui permet de revoir avec une sorte de lueur, et qui a une espèce de sang sous la peau. C’est très rare. C’est une minuscule scène de béatitude. Ceux qui descendent des tétrapodes, qui ont l’usage des langues, qui affectionnent les parures et qui sont omnivores, qui aiment à se tenir dressés sur leurs pattes arrière et qui ont de la répugnance à l’endroit de la mort ne connaissent pas un nombre si illimité de bonheurs. Il ne me semble pas qu’il existe de désagréments, de légers malaises ou de solitude qui ne s’effacent devant la communication que durant quelques instants elle permet, Je suis assis dans un fauteul qui est trop proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps. Je lis.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986