Comme des petits livres sur un tapis vert

Ils allumaient le feu dans les chalets; partout en haut des cheminées ou par les trous des portes, un joli petit plumet bleu balançait doucement dans l’absence de tout courant d’air.
Les fumées grandissaient, elles s’aplatissaient du bout, elles se trouvaient confondues dans leur partie supérieure, faisant comme un plafond transparent, comme une toile d’araignée, tendue à plat, à mi-hauteur des parois au-dessus de vous.
Et, dessous, la vie reprenait et la vie continuait, avec ces toits posés non loin les uns des autres comme des petits livres sur un tapis vert, tous ces toits reliés en gris; avec deux ou trois petits ruisseaux qui brillaient par place comme quand on lève un sabre; avec des points ronds et des points ovales qui bougeaient un peu partout, les points ronds étaent les hommes, les points ovales étant les vaches.
Quand Derborence était encore habitée, c’est-à-dire avant que la montagne fût tombée.
Mais à présent elle vient de tomber.

Charles-Ferdinand Ramuz, Derborence I, 2

Une autre saison du livre

Ils branchaient leur liseuse à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit; partout derrière les baies vitrées ou devant, en haut et en bas, de jolies petites lumières jaunes vertes, rouges, bleues, dessinaient des constellations dans la pénombre du grand loft.
Les lumières diffusaient, rejoignaient du bout des doigts ce qui restait du ciel; la clarté grandissait dans le prolongement équivoque des plafonds de verre, faisait le dos rond pour se nicher dans le creux de la voûte céleste; malmenées lorsqu’elles touchaient le fond, faisant comme une semaison de vers luisants en peine, un drap de lin élimé aux motifs stellaires, tendu à plat au-dessus de ce qui restait de nous.
Et dessus, dessous, les âmes échangeaient par vases communicants leurs sécrétions sépia, elles ondulaient dans le marbre aux mailles liquides de la grande circulation, se chevauchaient; avec des couloirs et des chicanes, des carrefours et des abysses comme un livre sans bord, un livre sans couture, un livre rongé par d’imprévus rendez-vous, c’est-à-dire pas un livre du tout, avec parfois venus de très loin des éclairs, des secousses, des souvenirs; ceux du dehors, ceux des choses, des bêtes, des hommes, des livres d’autrefois.
Quand l’île était encore habitée, c’est-à-dire avant que le ciel ne fût tombé.
Mais à présent il vient de tomber.

Jean Prod’hom

A.6

On alimentait la flamme tout au long de la nuit. On recueillait à l’aube les braises dans des caissettes portatives de fortune avant de reprendre la route, avec la crainte constante que le feu ne s’éteigne. C’est ainsi qu’on vivait il y a 500 000 ans, à la merci du moindre accident – manque de bois, pluie violente, inattention. J’éprouve à l’instant la même sensation que ces habitants du Caucase d’autrefois, alors que la nuit tombe et que la bise ne mollit pas, isolé du monde, incapable d’allumer un feu par frottement rapide d’un bois dur sur un bois tendre – ou le choc d’un silex sur un bloc de pyrite –, incapable d’enflammer la mousse et l’herbe sèche, le petit bois dans le poêle, incapable de mettre la main sur une boîte d’allumettes. C’était ce soir, dans les montagnes noires du Jorat, la même angoisse devant la même nuit froide.

Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP