Jardin

Riau Graubon / 18 heures

Les traces que Robert Walser a laissées de son passage étaient si légères qu’elles ont failli s’effacer. […]

Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Hérisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil.

W.G. Sebald, Séjours à la campagne

Funérailles de Joffre

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Gustave Roud s’est trompé, la transmission intégrale des spectacles, visuelle aussi bien que sonore, n’a pas rendu la description parlée superflue. Léon Zitrone et Stéphane Bern n’ont pas cessé de nous le rappeler. Mais Gustave Roud a vu juste en écrivant le petit texte qui suit et qui montre que rien ne vaut l’écriture pour dire l’événement qu’a constitué pour nos régions reculées l’arrivée de la radio, qui a mis Paris à portée de nos pas. Qu’ici aussi, dans le Jorat, on s’est tu lorsque le cercueil du maréchal Joffre a passé sur sa prolonge et que le cortège, chose impensable, a traversé nos chambres basses. (JP)

« Un seul déclic et la chambre basse tout à coup résonne de la rumeur d’une foule immense, mais de cette rumeur très particulière de l’attente, faite du contrepoint de mille phrases interrompues et reprises indéfiniment sans qu’un silence total ou des tumultes subits en rompent la monotonie. Puis une voix toute proche se dessine sur la confusion de l’universel murmure  ; elle décrit, détaille, commente le spectacle dont seul l’écho aveugle nous parvient et qui est celui des funérailles de Joffre.
Cette formule de « reportage » (comme l’on dit) par T.S.F., où la voix d’un commentateur se conjugue au déroulement sonore d’un événement pour lui assurer un rendu instantané aussi parfait que possible, n’est pas nouvelle, et l’on peut prévoir le temps où une transmission intégrale du spectacle, visuelle aussi bien que sonore, rendra superflue toute description parlée. Telle qu’elle se présente maintenant, avec sa superposition du direct et de l’indirect, semblable retransmission, il faut bien le dire, est déjà quelque chose d’hallucinant. Cette brutale mise en communication, cet espace qui se substitue d’un seul coup à votre espace, cette petite chambre campagnarde qui contient Paris, ce temps qui annule votre temps – car là-bas c’est midi et ici treize heures, et les deux chiffres contradictoires s’énumèrent ensemble – tout aiguise l’imagination et la rêverie. On oublie sans peine tout le mécanisme qui sert de support et de guide à cette chose en train de se produire, là-bas vivante, vivante ici. D’ici, dit la voix, je commence à distinguer le cortège du côté du pont Alexandre III. Le ciel s’éclaire (on le voit s’éclairer). Voici le lord-maire de Londres, ou du moins il me semble le reconnaître tel que je l’ai vu récemment lors de mon séjour dans la grande capitale avec son manteau rouge. M. Chiappe, préfet de police ; il se mouche. Les tribunes se garnissent. Voici le prince de Brabant. Je commence à entendre les fanfares (et presque tout de suite, en effet, de la houle sonore émergent quelques cris de clairons). O cortège ami, que tu es lent à te rapprocher ! Etc., etc… Le rôle du coryphée (dont nous nous amusons à transcrire ici quelques phrases, parce qu’elles indiquent bien sa tâche, qui est, par une suite de détails familiers qui se juxtaposent, de suggérer un tout sans cesse modifié) va diminuant d’importance à mesure que se rapproche le cortège funèbre, et le vent glacé qui se lève (nous dit-il, – on sent aussitôt sa morsure sur son propre visage) paralyse peu à peu sa parole. Et le fantôme de cortège traverse lentement la chambre, le pas des chevaux sur la chaussée couverte de sable, les cuivres qui éclatent et s’éteignent, les tambours anglais comme un gong intermittent, l’infanterie en marche, cette espèce de halètement rythmique des pas scandés, l’artillerie, et le cercueil enfin sur sa prolonge tirée par six chevaux noirs. Une atmosphère est recréée dans sa totalité  ; faite de tristesse, de grandeur et de gloire, – avec mille diversions familières, comme cet assaut de photographes trop audacieux auxquels une lointain voix irritée crie : Non, non non, non ! Et déjà, d’une voix liquide, Barthou commence : Monsieur le Président de la République
Il nous plaît de souligner l’instant où une invention devient assez parfaite pour faire oublier les moyens dont elle se sert et ne nous laisser songer qu’à ses réussites. Ce « reportage » de toute évidence en est une. »

Gustave Roud, « Funérailles de Joffre »
in Ecrits à Carrouge, Fata Morgana, 2011
Publié dans Aujourd’hui le 15 janvier 1931
(Les obsèques du maréchal Joseph Joffre ont eu lieu le 7 janvier 1931)

Jug

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« Pardonnez, Monseigneur, l’importance que je mets à ce fait. Il faut avoir éprouvé toutes les angoisses d’une instruction aussi pénible  ; il faut avoir suivi et dirigé cet homme-plante dans ses laborieux développements, depuis le premier acte de l’attention jusqu’à cette première étincelle de l’imagination, pour se faire une idée de la joie que j’en ressentis et me trouver pardonnable de produire encore en ce moment avec une sorte d’ostentation, un fait aussi simple et aussi ordinaire. »

Jean Itard, Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron, 1806

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Jug – carafe en verre soufflé à travers un os de vache gainé d’un cuir ourlé (MUDAC, Lausanne, de la série Craftica réalisée par Fendi, 2012)

« Au milieu de ces méprises, ou plutôt de ces oscillations d’une intelligence tendant sans cesse au repos, et sans cesse mue par des moyens artificiels, je crus voir se développer une de ces facultés caractéristiques de l’homme, et de l’homme pensant, la faculté d’inventer.
Je me rappelle que dînant un jour en ville et voulant recevoir une cuillerée de lentilles qu’on lui présentait, au moment où il n’y avait plus d’assiettes ni de plats sur la table, il s’avisa d’aller prendre sur la cheminée et d’avancer, ainsi qu’il l’eût fait d’une assiette, un petit dessin sous verre, de forme circulaire, entouré d’un cadre dont le rebord nu et saillant ne ressemblait pas mal à celui d’une assiette.
Mais très souvent ses expédients étaient plus heureux, mieux trouvés, et méritaient à plus juste titre, le nom d’invention. Je ne crains pas de donner ce nom à la manière dont il se pourvut un jour d’un porte-crayon. Une seule fois, dans mon cabinet, je lui avais fait faire usage de cet instrument pour fixer un petit morceau de craie qu’il ne pouvait tenir du bout de ses doigts. Peu de jours après, la même difficulté se présenta  ; mais Victor était dans sa chambre, et il n’avait pas là de porte-crayon pour tenir sa craie. Je le donne à l’homme le plus industrieux ou le plus inventif, de dire ou plutôt de faire ce qu’il fit pour s’en procurer un. Il prit un ustensile de rôtisseur, employé dans les bonnes cuisines, autant que superflu dans celle d’un pauvre sauvage, et qui, pour cette raison, restait oublié et rongé de rouille au fond d’une petite armoire, une lardoire enfin. Tel fut l’instrument qu’il prit pour remplacer celui qui lui manquait et qu’il sut, par une seconde inspiration d’une imagination vraiment créatrice, convertir en un véritable porte-crayon en remplaçant les coulants par quelques tours de fil. »

Jean Itard, Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron, 1806

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– Dites-moi Madame Guérin, c’est vous qui avez fait cet objet ?
– Ma foi non, Docteur !
– Et bien c’est Victor !
– Victor ? Mais c’est le vieux manche à gigot !
– C’est un porte-craie. Il l’a fabriqué lui-même.
– Comme c’est bien !
– Ah oui ! C’est très bien.

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– Dis-moi, Victor, c’est toi qui as fait ça ? C’est toi Victor ? Oui ? C’est très bien Victor, c’est magnifique. Je te félicite, je suis très content.

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François Truffaut, L’Enfant sauvage, 1969