Gustave Roud s’est trompé, la transmission intégrale des spectacles, visuelle aussi bien que sonore, n’a pas rendu la description parlée superflue. Léon Zitrone et Stéphane Bern n’ont pas cessé de nous le rappeler. Mais Gustave Roud a vu juste en écrivant le petit texte qui suit et qui montre que rien ne vaut l’écriture pour dire l’événement qu’a constitué pour nos régions reculées l’arrivée de la radio, qui a mis Paris à portée de nos pas. Qu’ici aussi, dans le Jorat, on s’est tu lorsque le cercueil du maréchal Joffre a passé sur sa prolonge et que le cortège, chose impensable, a traversé nos chambres basses. (JP)
« Un seul déclic et la chambre basse tout à coup résonne de la rumeur d’une foule immense, mais de cette rumeur très particulière de l’attente, faite du contrepoint de mille phrases interrompues et reprises indéfiniment sans qu’un silence total ou des tumultes subits en rompent la monotonie. Puis une voix toute proche se dessine sur la confusion de l’universel murmure ; elle décrit, détaille, commente le spectacle dont seul l’écho aveugle nous parvient et qui est celui des funérailles de Joffre.
Cette formule de « reportage » (comme l’on dit) par T.S.F., où la voix d’un commentateur se conjugue au déroulement sonore d’un événement pour lui assurer un rendu instantané aussi parfait que possible, n’est pas nouvelle, et l’on peut prévoir le temps où une transmission intégrale du spectacle, visuelle aussi bien que sonore, rendra superflue toute description parlée. Telle qu’elle se présente maintenant, avec sa superposition du direct et de l’indirect, semblable retransmission, il faut bien le dire, est déjà quelque chose d’hallucinant. Cette brutale mise en communication, cet espace qui se substitue d’un seul coup à votre espace, cette petite chambre campagnarde qui contient Paris, ce temps qui annule votre temps – car là-bas c’est midi et ici treize heures, et les deux chiffres contradictoires s’énumèrent ensemble – tout aiguise l’imagination et la rêverie. On oublie sans peine tout le mécanisme qui sert de support et de guide à cette chose en train de se produire, là-bas vivante, vivante ici. D’ici, dit la voix, je commence à distinguer le cortège du côté du pont Alexandre III. Le ciel s’éclaire (on le voit s’éclairer). Voici le lord-maire de Londres, ou du moins il me semble le reconnaître tel que je l’ai vu récemment lors de mon séjour dans la grande capitale avec son manteau rouge. M. Chiappe, préfet de police ; il se mouche. Les tribunes se garnissent. Voici le prince de Brabant. Je commence à entendre les fanfares (et presque tout de suite, en effet, de la houle sonore émergent quelques cris de clairons). O cortège ami, que tu es lent à te rapprocher ! Etc., etc… Le rôle du coryphée (dont nous nous amusons à transcrire ici quelques phrases, parce qu’elles indiquent bien sa tâche, qui est, par une suite de détails familiers qui se juxtaposent, de suggérer un tout sans cesse modifié) va diminuant d’importance à mesure que se rapproche le cortège funèbre, et le vent glacé qui se lève (nous dit-il, – on sent aussitôt sa morsure sur son propre visage) paralyse peu à peu sa parole. Et le fantôme de cortège traverse lentement la chambre, le pas des chevaux sur la chaussée couverte de sable, les cuivres qui éclatent et s’éteignent, les tambours anglais comme un gong intermittent, l’infanterie en marche, cette espèce de halètement rythmique des pas scandés, l’artillerie, et le cercueil enfin sur sa prolonge tirée par six chevaux noirs. Une atmosphère est recréée dans sa totalité ; faite de tristesse, de grandeur et de gloire, – avec mille diversions familières, comme cet assaut de photographes trop audacieux auxquels une lointain voix irritée crie : Non, non non, non ! Et déjà, d’une voix liquide, Barthou commence : Monsieur le Président de la République…
Il nous plaît de souligner l’instant où une invention devient assez parfaite pour faire oublier les moyens dont elle se sert et ne nous laisser songer qu’à ses réussites. Ce « reportage » de toute évidence en est une. »
Gustave Roud, « Funérailles de Joffre »
in Ecrits à Carrouge, Fata Morgana, 2011
Publié dans Aujourd’hui le 15 janvier 1931
(Les obsèques du maréchal Joseph Joffre ont eu lieu le 7 janvier 1931)