(P. F. 16) Edmond Kaiser

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L’enfant remonte l’allée à pas lents, une boule de chiffons dans les mains. Il a ramassé un oiseau qui s’agitait entre deux pavés, les ailes et les pattes prises dans un fil de nylon, ses petits yeux noirs cherchent en vain. Hommes pressés, personne n’a le temps d’aider la bête qui fait le mort ; un regard par-dessus l’épaule, rassurés que ni l’oiseau ni l’enfant ne les suit. Celui-ci s’accroupit, tire un mouchoir de sa poche et enveloppe celui-là. Une vieille lui indique devant le centre commercial l’adresse du vétérinaire chez qui ses chiens et ses chats ont leurs habitudes, tout à côté de l’ancienne poste. En voyant l’air décidé du gamin, le vétérinaire lui propose de repasser le lendemain après l’école. Qui ne parle à personne de son aventure. Le lendemain la mésange s’envole devant son regard médusé.
En rentrant, il aperçoit sur la place du Marché un homme en loques qui parle une autre langue, assis en tailleur devant un gobelet vide et appuyé contre le mur compissé de la boucherie du quartier. Le mendiant lui fait un signe et le gamin lui sourit.
Quelques années plus tard le jeune homme malingre impressionne, il a l’oeil qui tournoie sans lâcher du regard ce qu’il veut. Comme un faucon. Il écrit des lettres où percent ses colères. Ses tourments le font avancer tout droit, ne dédaignant aucun des registres de sa langue, usant tout autant de l’invective que du compliment. Il ne démord pas d’une idée simple selon laquelle la dignité ne souffre d’aucune exception. Il a tantôt la voix ronde de ceux qui savent contourner les obstacles pour raccourcir les distances, tantôt la voix tranchante de ceux que les barbelés n’effraient pas, bien décidé à faire entendre ceux à qui on a dérobé le droit d’être. Ce courage il l’a dans l’âme et dans la peau. Franchir coûte que coûte les obstacles, faire entendre les motifs de ses saintes colères, l’inadmissible, les souffrances du condamné, la solitude des orphelins, sans jamais rien espérer. Nous avons si peu de temps pour comprendre, encore moins pour agir.
Sa voix d’enfant n’a pas quitté le vieillard qu’il est devenu, elle lui souffle aujourd’hui encore la teneur des lettres qu’il adresse aux puissants. Son combat ne prendra pas fin avant que chacun ait retrouvé le sol qui le fonde et le pain qui le nourrit. La dignité de chacun. Toujours la même colère, la même rage, le même corps malingre.

Jean Prod’hom

(P. F. 15) Maurice Chappaz

Capture d’écran 2013-10-07 à 21.26.57 Mau

C’est après avoir étudié le vol des mésanges et le nid des hirondelles qu’ils avaient élaboré leurs premiers plans. Dans ce village les enfants chantaient bien avant de savoir parler, et quelque chose de ce premier chant les animait lorsqu’ils tenaient leurs conciliabules sous le porche de l’église ou dans les granges, si bien que leurs sourcils battaient d’aise quand, revenant au soleil, ils s’engageaient sur le sentier des mayens.
Le régent leur avait appris dans les premières classes que le monde ne s’ouvrait pas comme un livre, qu’il ne suffisait pas de savoir lire pour y vivre, qu’il convenait plutôt de s’y glisser et de faire corps avec lui en ajoutant sa voix à l’air du temps. En remuant le moins de choses possible. Ces méthodes d’enseignement changeaient tant de choses qu’il était difficile plus tard de les distinguer des herbes hautes et des pierres dans lesquelles ils se fondaient lorsqu’ils gambadaient, de savoir avec certitude s’ils chantaient ou s’adressaient aux chèvres dont à cette époque les adolescents avaient la charge.
Le petit de l’abbaye était un de ces drôles d’oiseau parmi les oiseaux, un de ceux qui ne se laissaient pas attraper. On a beau être curé, régent ou poète, il était impossible de le retenir lorsqu’il regardait par la fenêtre les montagnes dont les cimes étaient recouvertes de neige, le troupeau qu’Armand conduisait au pré, ou les mouchoirs que le papillon agitait pour l’attirer dans son guêpier.
Le soleil rampe jusqu’au bureau surélevé, le prêtre scande des spondées et des dactyles. Mais ces reflets et les chants de Virgile ne lui font pas oublier les pâturages qu’il doit rejoindre lorsque la cloche aura sonné, l’air cru et le chemin qui ne s’arrête pas. Il sort dans le vestibule, attache ses chaussures, salue ses camarades, foule délicatement l’herbe avant d’allonger le pas. Il a hâte d’atteindre le chalet de son oncle, de prolonger jusqu’au col, de revoir ce pays immense qui se cache au-delà, avec ses vallées et ses promesses, de continuer un peu, laisser derrière lui ce qu’il croit connaître et aller vers ce qu’il ignore. Il y a des passés qui aident à avancer sur des chemins à peine tracés. Plus tard il ira au-delà, s’arrêtera sur la terrasse d’une pinte d’alpage, y demeurera jusqu’au soir, demandera l’hospitalité à un berger, se glissera sous une couverture avant de fouler l’herbe aux premières heures du jour, dans ce pays qui ne cesse de s’ouvrir à l’invisible et à l’inattendu.

Jean Prod’hom

(P. F. 14) Corinna Bille

Capture d’écran 2013-10-07 à 21.27.39 Corinna

Les deux mondes dans lesquels se déroulent essentiellement nos vies coexistent. Certains d’entre nous avancent à cloche-pied dans l’idée de n’en perdre aucune miette, jusqu’à la mort. D’autres tentent de ramener ce qu’ils ont en propre à ce qui est commun à tous, en tordant le cou à leur vie personnelle ou en gonflant la panse du collectif. On ne dira rien de ceux que les circonstances ont obligés à faire le pari inverse, et qu’on croise parfois seuls et tête baissée, dans les allées de nos parcs et de nos asiles.
Restent quelques individus, rares, qui n’ont jamais su qu’il existait un autre monde que celui dont ils sont les honnêtes émanations. Qui jamais n’en ont éprouvé le manque. Elle était de ceux-là, ignorant qu’il puisse en aller autrement. Elle ne comprenait de ce qui l’entourait que ce qui venait de son coeur. Ceux qui avaient voulu la détourner de cette voie bien peu catholique n’avaient trouvé devant eux qu’un mur qui renvoyait en miettes leurs voeux de conformation.
L’écolière qu’elle était oubliait tout des heures passées sur les bancs d’école, ne faisait ses devoirs que parce que ça lui épargnait d’autres soucis. N’en voulait pas à ceux qui désespéraient de son cas. Ses parents l’aimaient et elle les aimait, ne se réjouissant que de les retrouver le soir, eux, la ferme dont ils assuraient le modeste train. Elle rentrait le bétail avec son père, écoutait les récits que lui faisait sa mère à la cuisine. Elle jouait avec les canards et les poules de la basse-cour, s’émerveillait de leurs oeufs, ramenait les plus beaux des cailloux ramassés sur le chemin. Elle ne se sentait pas plus fragile que la vie qu’elle caressait le long du jour du bout des doigts.
Tout était aventure. Des aventures qu’elle racontait à une poupée qui ne sortait pas de sa chambre. Le premier venu se serait inquiété, peut-on vivre ainsi ? Il l’aurait dite en sursis, pas elle ni ses tout proches. Elle attendait, je crois, l’être mystérieux qui ferait correspondre en lui ce qu’elle ne savait pas d’elle. Respirer ensemble, traverser et être traversé par les vents, susciter des rencontres sans s’accrocher à rien, vivre sans effraction, de bouts de chandelles. Ecouter les oracles, croiser les fous, les fonctionnaires, les ivrognes, les meurtriers, les militaires et les menteurs.
Je ne l’ai plus revue depuis cette époque où nous étions assis sur les bancs de la petite école. Cheveux blonds qui ondulaient, elle regardait par la fenêtre quelque chose que nous autres ne voyions pas.

Jean Prod’hom