(P. F. 15) Maurice Chappaz

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C’est après avoir étudié le vol des mésanges et le nid des hirondelles qu’ils avaient élaboré leurs premiers plans. Dans ce village les enfants chantaient bien avant de savoir parler, et quelque chose de ce premier chant les animait lorsqu’ils tenaient leurs conciliabules sous le porche de l’église ou dans les granges, si bien que leurs sourcils battaient d’aise quand, revenant au soleil, ils s’engageaient sur le sentier des mayens.
Le régent leur avait appris dans les premières classes que le monde ne s’ouvrait pas comme un livre, qu’il ne suffisait pas de savoir lire pour y vivre, qu’il convenait plutôt de s’y glisser et de faire corps avec lui en ajoutant sa voix à l’air du temps. En remuant le moins de choses possible. Ces méthodes d’enseignement changeaient tant de choses qu’il était difficile plus tard de les distinguer des herbes hautes et des pierres dans lesquelles ils se fondaient lorsqu’ils gambadaient, de savoir avec certitude s’ils chantaient ou s’adressaient aux chèvres dont à cette époque les adolescents avaient la charge.
Le petit de l’abbaye était un de ces drôles d’oiseau parmi les oiseaux, un de ceux qui ne se laissaient pas attraper. On a beau être curé, régent ou poète, il était impossible de le retenir lorsqu’il regardait par la fenêtre les montagnes dont les cimes étaient recouvertes de neige, le troupeau qu’Armand conduisait au pré, ou les mouchoirs que le papillon agitait pour l’attirer dans son guêpier.
Le soleil rampe jusqu’au bureau surélevé, le prêtre scande des spondées et des dactyles. Mais ces reflets et les chants de Virgile ne lui font pas oublier les pâturages qu’il doit rejoindre lorsque la cloche aura sonné, l’air cru et le chemin qui ne s’arrête pas. Il sort dans le vestibule, attache ses chaussures, salue ses camarades, foule délicatement l’herbe avant d’allonger le pas. Il a hâte d’atteindre le chalet de son oncle, de prolonger jusqu’au col, de revoir ce pays immense qui se cache au-delà, avec ses vallées et ses promesses, de continuer un peu, laisser derrière lui ce qu’il croit connaître et aller vers ce qu’il ignore. Il y a des passés qui aident à avancer sur des chemins à peine tracés. Plus tard il ira au-delà, s’arrêtera sur la terrasse d’une pinte d’alpage, y demeurera jusqu’au soir, demandera l’hospitalité à un berger, se glissera sous une couverture avant de fouler l’herbe aux premières heures du jour, dans ce pays qui ne cesse de s’ouvrir à l’invisible et à l’inattendu.

Jean Prod’hom