Jardin

Photo | Arthur Prod’hom

Riau Graubon / 18 heures

Lorsque nous avons considéré durant un certain temps une couleur déterminée, notre rétine produit la couleur complémentaire. Comme tout phénomène sensible, celui-ci possède son correspondant spirituel; aussi nous est-il permis de penser que, dans notre rapport avec le monde, nous saisissons celui-ci comme un tout.  Quand l’une quelconque de ses parties a requis démesurément notre attention, l’esprit appelle à soi comme un remède tout le reste qu’elle excluait.
Ce rapport traduit aussi notre faiblesse, qui est de ne pouvoir appréhender l’ensemble que dans le successif de l’existence. Et ce qui manque est d’abord saisi comme couleur complémentaire. Nous ne progressons pas en ligne droite, mais selon un mouvement sinueux, non point graduellement, mais d’un extrême à l’autre. Des écarts de cette espèce apparaissent comme inévitables; ils font partie de la vie, qui, de par sa nature, procède par pulsations, comme on le voit dans la respiration ou le mouvement du coeur. Nous parcourons cependant notre carrière spirituelle, pareils à l’aiguille de l’horloge qui se meut au battement alterné du balancier.

Ernest Jünger, Le Cœur aventureux (traduction Henri Thomas)

Les Sauges

Les Cullayes / 15 heures

Sur le chemin du Cap Misène et de là vers Procida, l’odeur de la mer me parut plus profonde, plus pénétrante et plus vivifiante que jamais. Chaque fois que je la respire en suivant l’étroite bordure que le flot aplanit, je sens en moi cette légèreté qui est le signe d’une liberté accrue. Il se peut que ce soit parce que cette odeur mélange intimement décomposition et fécondité; génération et destruction tiennent en elle la balance égale.
[…]
Nous ne trouvons pas ici cependant l’horreur des champs de bataille abandonnés par le guerrier, car ces confuses dépouilles sont sans trêve léchées par les langues minces et salées de la mer carnassière, qui flaire là la substance de son eau et veut à nouveau la boire. Cet inanimé touche aux sources de la vie, et c’est pourquoi son odeur est comme une médecine amère qui dissipe les angoisses de la fièvre. Puis, quand la mer bruit dans le lointain, comme l’un de ces gros coquillages que nous prenions, enfants, sur la cheminée pour y mettre l’oreille et dont la surface rose semblait parsemée de taches bleues par quelque riche maladie, il arrive que la proche idée de la mort verse dans notre sang cette goutte du Léthé qui nous dispose à la mélancolie songeuse et conjure la sombre mascarade de la destruction.

Ernest Jünger, Le Cœur aventureux (traduction Henri Thomas)