Beauregard

Moudon / 15 heures

Mais, pour en revenir au choeur des petits séminaristes, la nostalgie qu’il éveillait en moi, ce n’était pas seulement ce plaisir mêlé de regrets que nous éprouvons toujours à ranimer des souvenirs d’enfance qui, avec le recul du temps et l’amère expérience que nous avons acquise depuis, nous reviennent parés de couleurs charmantes, mais bien plus le malaise que me causait l’antinomie, qui se révélait soudain à moi avec une horrible évidence, entre ce que je n’avais jamais douté de devenir et ce que j’étais devenu: n’avais-je pas creusé de mes propres mains le fossé infranchissable qui me séparait de ma jeunesse? Qu’on me comprenne bien, il ne s’agissait pas de déplorer mon impuissance d’adulte à déserter le monde brutal, sec, désespérément impropre à toute aventure mythique où nous nous démenons avec une férocité d’araignée pour m’introduire ensuite, à la faveur d’une évocation précise, dans ce monde perdu auquel les hommes attachent si douloureusement leurs regards – quant à moi, je tiens celui que nous qualifions de réel pour seul digne de notre condition, préférant depuis tout le temps la lumière rigide de midi aux vapeurs du soir, la rigueur d’une vérité aux replis du mensonge, la nudité aux parures. Bien au contraire, ce qui me déchirait le coeur, c’était de découvrir dans les profondeurs de mon enfance tout autre chose que des rêves dérisoires: des passions vivantes et par exemple l’impossibilité foncière de pactiser avec ce que j’exécrais, la certitude puérile d’être tout à fait maître un jour de disposer du monde qui s’étendait devant moi comme un domaine ouvert, l’incapacité de prendre mon parti du sort qui m’était fait et d’apaiser en moi une brûlante soif d’exigences.

Louis-René des Forêts, Le Bavard

Rionzi

Le Mont-sur-Lausanne / 16 heures

Quand j’étais enfant, j’éprouvais une joie singulière et assez énigmatique à circuler avec indolence entre les manèges d’une foire, les mains dans les poches, à observer successivement et avec une avidité aussi inlassable que si j’étais moi-même participant, les ébats turbulents des enfants de mon âge qui poussaient des cris de délicieuse angoisse sur des balançoires – et je tremblais pour eux que celles-ci fassent malencontreusement le tour complet de l’axe auquel elles étaient fixées – ou bien à califourchon sur des chevaux de bois, une main serrant la baguette tendue vers un anneau qu’il s’agissait de décrocher à temps – et ma propre main tremblait dans ma poche, comme si elle-même avait été rendue malhabile par l’épuisement ou la crainte de l’échec. Au plaisir actif qui le plus souvent me paraissait astreignant, illusoire, trop limité ou encore inaccessible, je préférais celui à mon avis incomparablement plus émouvant où me jetait le spectacle d’une joie collective qu’exprimaient diversement les visages sur lesquels j’attachais un regard fasciné. Il s’agissait de sympathie. D’une sympathie qui me faisait pénétrer le plaisir des autres et me rendait capable de l’éprouver avec une intensité d’autant plus vive, d’autant plus persistante que je le partageais ensemble et tour à tour avec un grand nombre d’enfants, d’autant plus profonde qu’échappant en quelque sorte à l’étourdissement causé par des sollicitations extérieures un peu trop brutales, il m’était permis de le savourer à l’écart en toute lucidité et de le gouverner au lieu de m’y soumettre. Encore aujourd’hui, il m’est difficile d’échapper à la tentation de saisir la première occasion qui s’offre de me rendre sur le théâtre d’une manifestation populaire où j’ai des chances d’être à même d’observer sur les visages tous les signes caractéristiques de la passion dont il m’est d’ailleurs indifférent d’apprendre qu’elle est alimentée par une sotte admiration ou des rancoeurs injustifiées, mais la seule crainte d’être entraîné moi-même par un flot débordant de colère ou d’enthousiasme, et précisément en vertu de ma faculté de sympathie et malgré le sang-froid que je me suis juré de conserver, me retient quelquefois d’y céder.

Louis-René des Forêts, Le Bavard

Les Planches

Le Mont-sur-Lausanne / 13 heures 

L’idée de voyager me donne la nausée.
J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu.
J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore.

L’ennui du constamment nouveau, l’ennui de découvrir, sous la différence fallacieuse des choses et des idées, la permanente identité de tout, la similitude absolue de la mosquée, du temps et de l’église, l’identité entre la cabane et le palais, le même corps structurel dans le rôle d’un roi habillé ou d’un sauvage allant tout nu, l’éternelle concordance de la vie avec elle-même, la stagnation de tout ce qui vit pour cela seul qu’il bouge.
Les paysages sont des répétitions. Au cours d’un simple voyage en train, je suis partagé, de façon vaine et angoissante, entre mon désintérêt pour le paysage et mon désintérêt pour le livre qui me distrairait, si j’étais différent. J’ai une vague nausée de la vie, et tout mouvement l’accentue encore.
L’ennui ne disparaît que dans les paysages qui n’existent pas, dans les livres que je ne lirai jamais. La vie est pour moi une somnolence qui ne parvient pas jusqu’à mon cerveau. Je le garde libre, au contraire, pour pouvoir y être triste.
Ah! qu’ils voyagent donc, ceux qui n’existent pas! Pour ceux qui ne sont rien, comme les fleuves, c’est le flux qui doit être la vie. Mais tous ceux qui pensent et qui sentent, tous ceux qui sont vigilants, ceux-là, l’horrible litière des trains, des voitures et des navires ne les laisse ni dormir, ni être éveillés.
De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves – une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, saoul de ce que j’ai vu.
[…]
Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers.

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité