Chacun de son côté, eux du leur et moi du mien, si bien que nous avons travaillé dur et en silence mercredi passé, comme il convient lorsque l’on se met en demeure d’apprendre autre chose que ce que l’on sait déjà, la tête dans l’encre noire une heure durant, courbés sur un beau récit de Maupassant, Le Papa de Simon.
Nous l’avons écouté il y a une dizaine de jours dans une version proposée par la RSR; et puis je leur ai remis il y a une petite semaine une copie du texte pour qu’ils puissent en prendre soigneusement connaissance à la maison. Certains l’ont lu, d’autres lu et relu, annoté, crayon, plume ou couleurs, d’autres enfin confiants, trop confiants…
C’est l’histoire de Simon, un garçon de sept ou huit ans qui ne connaît pas son papa – est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli? Les gamins de l’école avec lesquels Simon ne galopine pas dans les rues du village ou sur les bords de la rivière n’ont pas de pitié – pas plus que leurs parents – pour cette chose extraordinaire, monstrueuse, cet être hors de la nature. Ils le mettent en demeure de répondre de cette absence.
Ce mauvais coup contre lequel n’existe aucune parade renforce la cohésion des galopins, malins et cruels, et contribue à l’égarement de Simon qui sent monter en lui l’impuissance. Il songe à mourir.
Maupassant raconte le chemin difficile que doit emprunter Simon, à deux pas d’en finir avec lui-même et les autres, pour disposer d’un nom, le nom d’un père qui accepte, et le fils et la mère; un nom autour duquel le groupe pourra se reconstituer comme autour de la loi et non plus hors-la-loi autour de l’enfant innocent qui n’en a pas. Simon rencontre Philippe, un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frisés, qui épousera sa mère au terme du récit.
– Mon papa, dit-il, c’est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu’il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal.
Philippe Remy promis!
Midi finissait de sonner. La porte de l’école s’ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s’arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.
Un élève s’approche, il veut me parler, de ce qui s’est passé la veille dans la salle d’informatique alors qu’il travaillait avec deux camarades. L’un l’a frappé sur la tête sans raison apparente. Je m’assure d’abord que chacun d’eux a un père, c’est le cas.
Le temps passe et je finis par m’approcher des deux acteurs absents jusque-là qui m’avouent ne s’apprécier que très partiellement, ils en sont venus autrefois aux mains, aujourd’hui ils en restent aux mots, des mots qui volent comme des coups.
L’étonnant de l’affaire c’est que pour s’armer et entamer l’intégrité de l’adversaire, chacun fait siens les mots convenus de notre temps, chacun reproche en effet à l’autre d’avoir un comportement monstrueux à l’égard de ses propres parents.
– Toi tu insultes ton père!
– Toi tu es un enfant-roi!
Moi j’ai trouvé! L’histoire de ces deux élèves retrousse le récit de Maupassant comme un gant. Si les gamins du village de Normandie se constituent en une bande solide en excluant Simon parce qu’il n’a pas de papa, deux gamins – et d’autres à coup sûr – de mon village s’ accusent l’un l’autre, dans un miroir, non pas d’en manquer mais de vouloir s’en débarrasser.
Il faudrait aujourd’hui écrire une nouvelle histoire, celle de Pierre, Jacques et Jean, des gamins de onze ou douze ans qui ont tous un bon papa, mais qui sont dans le regret de ne pas avoir à leur disposition un petit Simon, une chose extraordinaire, monstrueuse, un être hors de la nature. L’histoire raconterait comment la communauté des gamins – et des adultes – retrouve la paix en conduisant Pierre, Jacques ou Jean au parricide.
Cette histoire me dit quelque chose…
Jean Prod’hom