(FP) Dimanche 14 décembre 2008

Au carrefour quelque chose me retient pourtant de m’engager plus avant sur l’autre voie, là où fleurissent les leurres et les regrets.
Les désirs d’abord, et les mots de tous ceux qui, peut-être, ne souhaitent pas que je les abandonne aujourd’hui et qui me rappellent au détour que je ne me suis jamais écarté en réalité de la route qui m’a été assignée.
Les deux pas imaginaires ensuite qu’il me reste à franchir et qui me maintiennent à bonne distance du pays des sirènes. Ce sont eux qui me font patienter là.
Et c’est en ce lieu, seulement en ce lieu, qui en est comme l’abolition, que le merle, les épines du pin et le vieil homme m’apparaissent comme nulle part ailleurs, dans leur plus haut degré d’intensité. Ce lieu n’est pas un rêve, il n’est pas une image, il est ce milieu où je suis avec les autres, les uns, les choses, les autres, à l’air libre, et pourtant chacun en son lieu, dense et coloré, plein, obscur et léger. Jamais si proche.
Il m’est impossible pourtant de m’approcher plus avant, de les rejoindre, leurs vies m’effraient un peu, elles dépassent de beaucoup mes forces.

Quand une route s’élève, me découvrant au loin d’autres chemins dans les pierres, avec des villages visibles; quand le train se glisse dans une vallée resserrée, au crépuscule, passant devant des maisons où il arrive qu’une maison s’éclaire…

Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays
Albert Skira, Paris, 1972

C’était en rentrant un printemps de Colonzelle, entre Cruseilles et Saint-Julien-en-Genevois, près d’Allonzier-la-Caille, un peu après le viaduc, la nuit était tombée, les enfants dormaient et leur mère conduisait. J’ai aperçu une maison à une centaine de mètres, solitaire dans la pente douce d’un pré. Elle était à peine éclairée, mais suffisamment pour que je sache qu’elle était habitée. J’ai compris aussitôt qu’il me serait impossible d’être un autre que celui que j’avais à être, impensable de vivre là-bas auprès d’eux. Et pourtant j’étais à l’image de cette maison isolée et de ses habitants, un être aux portes et aux fenêtres mi-closes dont les maigres lumières intérieures lui permettent parfois d’entrevoir par l’entrebâillement d’une porte l’autre qui passe et qu’on aurait pu être.
Je sais que je ne serais rien sans eux. (P)

Jean Prod’hom