Au-dessus de l’interminable allée de bouleaux qui bordent la Broye sous Lucens, à côté de la route qui mène à Dompierre se dresse un clocher-arcade, c’est celui de l’église de Curtilles perchée sur une butte. Trop d’agitation ce matin pour que les enfants et leurs parents entendent les deux cloches nichées dans le mur appeler les fidèles. Car il y a fête de l’autre côté, au Centre équestre de Curtilles. Les étrilles d’argent des armoiries du village, emmanchées d’or, posées deux et une, le manche en bas dans l’azur ne servent plus depuis un moment déjà, elles reposent dans une vielle caisse en bois au fond de l’écurie, dehors le cul des poneys brille.
C’est la fête au soleil, on se régale, des couleurs et du sérieux de partout, mais surtout chez ces jeunes cavaliers en équilibre précaire sur les flancs de leur poney. Ils jouent avec les soudures comme les pétales des pavots au sommet de leur tige Pas d’orgueil chez eux, mais une ambition calibrée, celle de garder le contact en parlant à demi-mots le langage fruste de ces bêtes qui les visitent parfois la nuit et auxquelles ils confient leur peine.
Nos enfants ne sont pas des héros, mais ils sont aujourd’hui les indiens de notre temps, perchés sur le dos d’êtres étranges qui n’ont pas domestiqué leur sauvagerie, qui ont appris au contact des hommes à tout faire pour en faire le moins possible, à moins qu’ils ne fassent la paire et réalisent avec leur cavalier quelque chose de beau, quelque chose de simple, quelque chose d’élégant. Alors leurs yeux noirs cessent de buter sur l’ombre qui renouvelle leur peur ancestrale, leurs yeux deviennent myrtilles et ceux des enfants se mettent au galop. Ni l’un ni l’autre n’entend plus les décibels de nos voix, le poney galope, le poney trotte, le poney que l’enfant tient par la bride marche, il hoche du bonnet, l’autre sourit. Chacun retourne à ses affaires, l’animal à sa faim et sa peur, l’enfant à sa soif et son inquiétude.
Nus dans les prés, sans mors, loin des propriétaires qui viendront en fin de semaine réclamer leur dû, les rescapés du dimanche désoeuvrent entre rêves et chimères, oubliés dans l’herbe alourdie par la rosée, à laquelle les feuilles mortes vont se mêler, et tout effacer.
Jean Prod’hom