Ve. 24.3.2006
Que de choses j’avais oubliées ! Elles seraient comme si elles n’avaient jamais eu lieu, sans les notes que j’ai prises au jour le jour. La vie se perd à mesure. C’est l’artifice de l’écriture qui permet, seul, de tenir l’oubli qui nous talonne en respect, de sauver quelque chose de ce qui s’est passé. Ça effraie.
Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010
La bise n’a pas faibli et dans les combles où l’on dort il fait moins de dix degrés ce matin à l’aube. Les filles jouent déjà, chacune à son bureau, on entend leurs rires, Arthur de son côté ne perd pas espoir avec le Rubik’s cube. Descends courageusement faire du feu dans le poêle, bois un café avant de reprendre sous une double couette la lecture du Carnet de notes 2001-2010 de Pierre Bergounioux. Je ne dois pas être le seul, quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, ces notes sont là. La fatigue me ramène à une demi-inconscience et lorsque j’ouvre les yeux bien décidé à me lever, le soleil a passé la couverture nuageuse et se glisse par la lucarne jusqu’à nous, sans rien chauffer, mais c’est agréable et on se reprend à espérer.
La voiture part au quart de tour, la batterie changée la semaine passée me soulage d’un souci supplémentaire. Dépose à la déchetterie des sacs d’ordures et de vieux jouets que Sandra et les filles ont triés ces derniers jours. Personne sur les routes. Je retrouve au Relais du Grand-Mont les élèves laissés l’été passé. Constamment tournés vers le pupitre trois ans durant, ils se sont désormais engagés sur d’autres chemins qui les réjouissent. Et s’ils nous réjouissent aujourd’hui, nous aussi, ce n’est pas tant parce qu’ils ont eu la délicatesse de nous dire en passant et en souriant que notre travail n’a pas été complètement inutile, c’est parce que ces enfants dont on a eu la charge jour après jour et qui ne le sont déjà plus tout à fait, sont heureux de continuer, débordants d’énergie, ils croquent à pleines dents une pizza (F. une entrecôte, pommes frites et salade) en nous racontant ce qu’ils ont vu après avoir quitté le giron de l’école du Mont, trop proches encore pour le dire objectivement ou disposer des mots susceptibles de circonscrire les terres nouvelles qu’ils abordent.
M’arrête au retour au Chalet-à-Gobet où je poursuis ma lecture du Carnet. Des courageux viennent s’y réchauffer en buvant une tasse de thé. J’y goutte la cadence sur laquelle l’écrivain règle les intempéries du ciel, celles de l’âme, les tâches de la raison et celles du quotidien, en les maintenant à même hauteur, sans que l’une devienne le prétexte de l’autre, se juxtaposant, alternant leur modestes pouvoirs pour dessiner la partition d’une vie en raccourci.
Ainsi la fin de cette note du 15 février 2006 :
Pourquoi ne pas anticiper d’un jour, alors, le service de presse du Carnet de notes ? J’appelle Colette. C’est d’accord. Le moment est déjà venu d’éplucher les légumes.
ou celle-ci, du 27 février 2006 :
Je passe dans le même studio où j’avais dit quelques mots, voilà une dizaine d’années, déjà, et rentre. La lumière n’a pas tenu. De sombres nuages, qu’on sent gros de neige, ont envahi le ciel.
Et surgit une idée digne de me réconforter, une idée qui diminuerait ma tâche sans entamer cette nécessité dans laquelle nous sommes de retenir une ou deux choses de ce qui a été. A voir. A la maison Lili n’a pas ôté son bonnet de la journée, la nuit tombe. Je relis le billet d’Arthur, tente de lui faire toucher les énigmatiques pouvoir du zeugme, on rit. J’ai l’impression ce soir qu’on est de l’autre côté, l’inquiétude que nous ont procurée les pannes de chauffage successives n’est pas étouffée, il y en aura peut-être d’autres, mais le froid va devoir laisser sa place au printemps, c’est sûr, ou à ses promesses.
Tandis que les filles gogent dans un bain chaud, – Lili sans bonnet de laine –, je choisis quelques photos, des couleurs, la neige soufflée, le froid, les bras nus des haies dans le bleu du ciel, le blanc sec et poudreux dont le sel a recouvert la ligne droite de Sainte-Catherine.
Jean Prod’hom