Je n’aurai pas attendu la sonnerie du réveil, dis au revoir au petit monde que je quitte pour une petite semaine avant de descendre au Mont où je laisse la Yaris, derrière l’église, il pleuvigne. Attends le premier bus, le quartier est désert, solitude, le jour blanc, silence, j’y goûte une dernière fois.
Le train pour l’aéroport de Cointrin quitte la gare de Lausanne à 6 heures 45, tous les élèves dont nous aurons la charge cette semaine sont là, avec une grosse valise pleine d’histoires qu’ils vont se passer, tourner et retourner en tous sens jusqu’à leur retour. Surtout ne pas se perdre, pourquoi aller si loin ?
Passe à la douane sous les fourches caudines au prétexte qu’un bandit aurait pu se glisser parmi nous. Il est bien là mais désarmé. Il dépose ses quelques valeurs dans les bacs mis à sa disposition, ceinture, montre, téléphone, babioles et consorts clinquants.
Vol EZS 1553 pour Naples, Gate A3, 156 passagers dans cet Airbus A 319 de 156 places. Le lac et le ciel sont gris, mais on a encore en mémoire le bleu de Campanie. Les nuages qui sont sous nos pieds sont comme des restes de neige sur les Alpes. On en sort à l’instant où le soleil gagne la partie, c’est une plaine immense qui apparaît, au plan caché, illisible à cette hauteur, conçu de proche en proche. Tout ça tient pourtant sans l’aide de personne. Tiens le Pô, pas sûr, les choses s’éloignent si vite que rien n’est assuré, ou si, la côté ligure et la mer qui remonte jusqu’au au ciel au fond du tableau. J’imagine bientôt la Corse, j’imagine la mer, j’imagine le ciel, et les choses à l’envers. On vire au-dessus des terres, la Toscane, je cherche l’Arno, Pise peut-être, la Piazza dei Miracoli et son Campo Santo, les collines du Chianti, le Monte Amiata, est-ce le Lac de Trasimène ? Et puis Rome, le lac de Bracciano ? Aucune certitude, pas même le Monte Cassino. Trop tard, on descend sur l’aéroport de Naples, la Naples de Franceso Rosi née une seconde fois, mais en couleur cette fois : la folie n’a pas cessé, main basse sur la ville.
Ils sont une quinzaine au terminal de Naples, ils patientent en demi-cercle, lunettes noires et costume deux pièces, quelques-uns sont là pour récupérer des clients venus d’Olbia, de Trieste ou de Mostar, d’autres flairent le bon coup et proposent leurs lit, à la Villa Favorita ou au Miramare, au Flora de Capri, au Tritone de Positano, à l’Aragona d’Ischia. Je vais demander quelques plans de la ville au bureau d’information, ils n’en ont plus, plus un.
Un bus nous conduit à travers le quart monde jusqu’à Piano di Sorrente, au sud-ouest de Naples : Portici, Ercolano, Pompéi, Castellamare di Stabia, Vico Equense, villes en sursis qui s’étendent sur les flancs du Vésuve, immeubles en ruines avant même d’être terminés. On dépose nos bagages dans les bungalows de Costa Alta. Le même bus, avec le même chauffeur, nous emmène à la pointe de la presqu’île sorrentine, on devine la fertilité du pays, oranges, figues, citrons, abricots. Des filets et des toiles tendues entre les pilotis d’une architecture de fortune, protègent les vergers du soleil, il fait plus de 35 degrés. On devait rejoindre la côte amalfitaine, on n’en verra rien, ou si, Praiano au bénéfice d’une longue courbe, et Positano que le chauffeur nous demande d’imaginer derrière le pli des collines. On redescend vers la mer.
Le bus nous lâche à Sorrente. Une heure à notre disposition. Je repère l’hôtel Eden, l’ancienne pension Villa Rubinacci où Nietzsche passa l’année 1876 avec Malvida von Meysenbug et Paul Rée, en retrait des falaises qui dominent la mer. La réceptionniste de ce modeste hôtel m’accueille avec le sourire, me donne un papier qui rappelle la présence du philosophe, mais tout à changé, le pèlerinage est impossible, ce n’est pas plus mal. L’hôtel Vittoria dans lequel logeaient Wagner et Cosima cette même année n’est pas très loin, mais c’est un hôtel d’un autre standing, un hôtel gros de luxe qui n’a guère changé : du haut de la falaise il regarde la mer. Je tente d’y pénétrer, ne parviens pas à m’engager dans l’interminable allée qui y conduit, bordée de gardénias, de lauriers, de mimosas ; un homme à gilet d’or bloque l’entrée, je bégaie, fais marche arrière. Je ne suis pas de ce monde… ou plus simplement je manque de courage. Eden ou Vittoria, Gênes ou Bayreuth, c’est à Sorrente que Nietzsche et Wagner se rencontreront pour la dernière fois, la rupture est consommée. Nietzsche continue pour son compte l’esprit libre.
Je descends après le repas au port de Piana di Sorrento, avec une quinzaine d’élèves, sur un chemin pavé de piperne noir le long d’une falaise de tuf jaune. Un port qui est une île, lieu improbable où le temps ne passe pas, fait de l’accumulation de l’hétéroclite. Tout ici est déjà terminé, des enfants jouent au foot lorsque la nuit tombe, pieds nus comme dans un film de Vittorio de Sica, les vieux parlent à califourchon sur des chaises de fortune, deux femmes suivent la scène accoudées au fer forgé de leur balcon décati, je trouve un beau tesson, aucune plainte, pas d’aigreur, quelque chose comme un consentement, large, quelque chose qui se prolonge indéfiniment, un point d’orgue.
Jean Prod’hom