Remède de sorcière et remède de fée

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J’apprends aujourd’hui qu’en Mayenne on conseillait aux tuberculeux d’avaler des limaces vivantes, le matin à jeun (Jean-Loup Trassard, L’Espace antérieur) ; il y a décidément des ordonnances qu’aucun médecin n’a écrites mais qui franchissent les frontières ; d’autres de mes sources indiquent en effet que les limaces ont de mystérieuses vertus sur les maladies pectorales. Je ne doutais pas pour ma part de ce que me racontait ma mère autrefois pour forcer mon maigre courage à saisir la cuillère d’huile de ricin qu’elle me tendait, son père se levait à l’aube, à l’automne en guise de prévention ou au printemps pour se requinquer, en ramassait deux dans la rosée matinale, belles et dodues, qu’il laissait glisser dans sa gorge puis dans son oesophage.

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Si je concevais volontiers de tels gestes de sa part, c’est parce que mon grand-père avait d’autres idées qui lui appartenaient en propre et qu’on n’était en conséquence nullement obligés de partager. Je n’aurais en effet jamais osé le suivre sur cette pente, incapable d’imaginer non plus une limace dans mon gosier. J’ignore aujourd’hui si cette histoire n’a pas été colportée à leur insu par l’un ou l’autre de ses proches avec pour seule fin d’entourer d’un halo légendaire la figure de celui dont on n’est toujours à la fin que le triste et quelconque rejeton, mais cette histoire, légendaire peut-être, que racontait ma mère a eu des effets sur un interdit culinaire qui a pesé sur les premières années de ma vie, un dégoût devant la langue de boeuf dont on trouve pourtant la préparation, contrairement à l’utilisation médicinale des limaces, dans une kyrielle de livres. Qu’elle soit accompagnée d’une sauce blanche ou d’une vinaigrette, d’une sauce aux câpres éric, verte ou blanche, sauce madère, rien n’y a fait.
Rien n’y a fait jusqu’à ce que je découvre que la source profonde de ce dégoût pouvait être à l’origine d’un plaisir céleste. Les choses ont en effet changé à l’adolescence lorsque j’ai goûté aux langues suaves et goulues, tortillantes, chaudes, logées dans l’ombre des palais des fées de la salle paroissiale de Pully que m’avait fait découvrir Georges. Nous nous y sommes rendus à quelques reprises et avons pris la mesure de l’étendue et de la variété des plaisirs de la bouche.
La crainte que ma langue puisse finir en petits cubes dans la bouche d’une fée s’était rapidement dissipée et avait laissé la place à l’assurance que cette affaire relevait du donnant donnant. J’ai embrassé à tout-va, pendant plusieurs semaines à toutes les sauces et mes goûts culinaires ont suivi. Je mange depuis avec un plaisir rare la langue de boeuf sauce vinaigrette ou sauce blanche, et si je ne suis pas prêt encore à avaler une limace, d’un coup et toute crue, je m’en approche comme de l’inaccessible sagesse.

Jean Prod’hom