Amitié (6)

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Il y a l’oeil qui se trouble, l’esprit qui pense, doute, s’égare, il y a mes yeux qui se ferment. Ce que nous avions cru bien établi s’est mis à trembler : nos récits font grise mine, nos représentations épousent la fumée. Le bord des choses faseye, les liens de subordination mollissent, les idées vacillent. Vertige.
Le jardin et le ruisseau qui nous enchantaient sont-ils des rêves ? Je veux y voir clair mais bute sur la dimension de mon objet. Comment éclairer ce qui ne tient aucune place, ou presque ? Quelles lentilles feront apparaître distinctement ce qui relève de mon esprit, de mon regard et du désir qu’il loge ? Quel est ce presque rien qui remue en moi, que mon corps abrite et qui fait respirer les choses ? Comment le faire voir dans sa simplicité, dans sa pureté ?
Ce rien qui tremble, respire, bouge, remue, t’a conduit, Yves, à un autre exil. Il le fallait pour donner une représentation à ce qui ne relève d’aucun lieu, pour en produire d’abord le contour, la profondeur, le relief, en examiner les variations, en figurer le jeu. Motif plongé dans un morceau de cire d’abord, organe enveloppé dans un suaire, lumière jetée dans la brouille, mots coulés dans le verre, poussière noyée dans les larmes, autant d’objets soumis au passant pour lui donner à voir son trouble. Tu lui fais voir aujourd’hui le trouble lui-même : plus de mise en scène, plus de motif, de cire ni de larme, plus de suaire, ni verre ni buée. Un seul mirage, à peine une image, celle de la lumière – qui est, disait Robert Walser, très petite –, presque rien, bientôt plus rien. Mais un rien qui tremble, étend son empire bien au-delà du domaine qui lui a été attribué, comme une poignée de galets jetés dans l’étang et dont d’immatérielles ondes répercutent la force jusqu’à l’horizon, arcs de cercle, cercles, arcs-en-ciel.
L’iris, – celui de notre oeil –, est tout à la fois l’objet et l’image de ce trouble rendu à lui-même, qui déborde de son orbite et anime sa banlieue, il outrepasse ses limites comme ces taches de lumière projetées sur l’écran noir de nos paupières et qui s’en échappent plus vite encore lorsqu’on veut les retenir. Tu as su, Yves, donner au trouble qui agite notre esprit une image, avant d’en donner – le rendez-vous est pris – une ultime figuration sans dimension. On peut espérer qu’un jour les deux attributs de l’être ne fassent qu’un, sans qu’on ait besoin de renoncer aux inestimables profits que nous a apportés ce détour : la soif et la houle.

Jean Prod’hom