Seeland de Robert Walser et Sans alcool d’Alice Rivaz

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Cher Pierre,
Avec une efficacité – dont les mauvaises langues devraient reconnaître qu’elle me caractérise parfois –, je corrige les quarante épreuves que les profs de français et moi-même avons infligées hier matin aux élèves de 9ème. C’est donc allégé que je monte à 14 heures dans le bus numéro 8 pour Lausanne où j’ai rendez-vous : les Editions Antipodes vernissent en effet, en fin d’après-midi chez Basta, leurs dernières parutions.

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J’en profite pour faire un saut chez Payot, curieux de connaître le traitement qu’impose la grande librairie de la place à Marges et à Tessons ; Alain m’a raconté que Jacques Chessex descendait de Ropraz pour mettre un peu d’ordre chez les libraires lausannois, rappelant à ceux qui l’auraient oublié – ou l’ignoraient encore – que ses nouvelles parutions ne se satisfaisaient que des têtes de gondole. Je n’oserais intervenir dans ces affaires, les libraires connaissent bien leur métier ; ce qui m’amuse surtout, c’est de découvrir les voisins avec lesquels ils feront la fête, puis veilleront les yeux grand ouverts, lorsque la boutique sera fermée et les lumières éteintes.
Marges est à l’extrémité d’un rayonnage, à côté de Tessons qui l’attendait depuis l’hiver passé. Au-dessus, deux recueils de proses, balades et nouvelles, Seeland de Robert Walser et Sans alcool d’Alice Rivaz : plus loin les petits derniers de Pascal et de Jasmine.

« Pouvez-vous me jurer que l’ouvrage que voici est le plus vendu de l’année ? »
« Sans aucun doute. »
« Pouvez-vous affirmer que c’est le livre qu’il faut absolument avoir lu? »
« Absolument. »
« Ce livre est-il vraiment bon ? »
« Question superflue, parfaitement incongrue! »
« Et bien je vous remercie », dis-je avec froideur, préférant laisser tranquille ce livre qui sans conteste avait connu la plus vaste diffusion, puisque tout un chacun devait absolument l’avoir lu, et je m’éloignais sans autre, c’est-à-dire en faisant le moins de bruit possible. »

(Robert Walser, Seeland)

Il y a soudain de l’animation à la caisse, une dame d’un certain âge voudrait elle aussi faire entendre ses droits ; car enfin, une émission de radio lui a quand même été consacrée, à son livre aussi, le matin même ; sans compter un article important dans un journal genevois, la semaine passée. La dame a raison, son livre mérite une bien meilleure place, mais les deux libraires auxquelles elle s’adresse ne se laissent pas démonter, elles semblent connaître ces pressions. Je crains cependant que la dame soit, avec ces yeux noirs, aussi convaincante que Chessex, et que Marges flottant en tête de gondole ne doive en faire les frais. Je ne veux pas voir la suite et m’éclipse, emportant le recueil des nouvelles d’Alice Rivaz.
Je dispose d’un peu de temps libre encore, me laisse glisser le long du Petit-Chêne, me souvenant soudain d’un lieu et d’une personne que je voudrais rencontrer.
On ne sait pas trop ce que boutiquent, cachés derrière leur ordinateur, les écrivains libraires ; j’en profite pour faire discrètement le tour de son échoppe et choisir un livre avant de le saluer. Trop tard. On se présente. Il me parle d’Athènes et de Chardonne, de son amour pour les livres qu’il regarde avec les mains, prêt à les laisser filer pour une thune ou dix, mais pas à n’importe quel prix.
J’apprends à cette occasion qu’on peut vendre des livres et en écrire sans jamais se départir d’une gentillesse et d’une générosité qui m’ont sauté aux yeux une fois déjà, dans ceux de son frère dont j’ai fait la connaissance au Café littéraire de Vevey. Ce que boutiquent derrière leur ordinateur les écrivains libres ? Je n’en sais toujours rien lorsque je quitte Nicolas Verdan, avenue Fraisse, les mains vides. Sinon que je reviendrai.
C’est la fête à Basta, avec toute l’équipe d’Antipodes et des auteurs très savants. Chacun présente à tour de rôle son livre : Berlin, l’immigration, Claparède, le chômage, les banques et les jardins familiaux. Edouard passe en coup de vent, Alexandre reste très amicalement jusqu’à la fin, tout le monde est un peu fatigué, je lis trois textes à l’arrière du cortège.
Quelque chose semble se terminer, le bus numéro 8 me laisse à Coppoz où je récupère la Nissan, le pare-brise est givré. Chacun est sur le point de se coucher au Riau, je me mets à pianoter sur le clavier en pensant au visage de cette ancienne amie croisée aujourd’hui place Bel-Air, que je n’ai pas revue depuis trente ans et qui ne m’a pas reconnu ; la vieillesse est un masque, mais un masque qui pèse : un jour ou une ligne résume nos vies.

Jean Prod’hom

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