Je fais le rabat-joie

Capture d’écran 2015-11-28 à 18.19.05

Cher Pierre,
Les excellents résultats des élèves de 9ème année devraient me réjouir ; il serait en effet inhumain de résister aux larges sourires que ces réussites ont dessinés sur leur visage et au soulagement que leur annonce provoquera dans le giron familial – ils le savent lorsqu’on se quitte – sitôt le seuil de la maison franchi.

IMG_4193

Mais leurs succès ne me réjouissent au fond qu’à moitié. L’objectivité en effet à laquelle prétendent ou font croire ces travaux, et les malentendus nombreux auxquels cette naïve croyance conduit, font beaucoup de mal ; un mal qui compterait pour bien peu si les questions auxquelles les élèves avaient donné exacte réponse ne constituaient pas quelque chose comme la fermeture des horizons dont ils sont curieux et vers lesquels on voudrait les voir aller.
On pourrait joyeusement consentir à ces épreuves, mais à la condition que chacun en voie les limites, aussi bien ceux qui les pensent que ceux qui les subissent, en observant ou en étudiant les raisons pour lesquelles elles sont toujours mal conçues, et pourquoi quelques-uns les réussissent, d’autres échouent ou peinent.
Le bonheur qu’éprouve l’enfant qui fait ses premiers pas n’appelle aucune évaluation chiffrée, la découverte qu’il marche soudain un jour le comble, lui et ses parents. Le voici prêt à aller de l’avant par ses propres moyens, à franchir les obstacles qui ne manqueront pas de se présenter, sans l’aide de ceux qui devraient se réjouir de le voir tourner les talons.
Je fais le rabat-joie, je n’y puis rien ; je ne vois que trop dans ces épreuves rituelles et les jugements qui leur sont attachés la ruse de l’institution de maintenir captifs ceux qu’elle feint de laisser libres, dans un espace étroit, circonscrit en réalité, entravé par les innombrables signes d’une sujétion objective.

À une heure de l’après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l’Océan. On n’y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de trop près.
On a distribué, car la fin de l’année approche, les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l’énoncé des problèmes, un silence imparfait s’établit, mêlé de conversations à voix basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son voisin :
— Monsieur ! Un tel me…
M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne de temps à autre, en regardant tout le monde d’un air à la fois sévère et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement d’abord, comme un ronronnement.
Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs.
De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Étoile.

Je lis aux élèves de 10ème le huitième chapitre du Grand Meaulnes (Le Gilet de soie), puis fais voir à ceux de 9ème les images de la première partie du Peuple légendaire que Jean Malaurie a ramenées de ses expéditions chez le Inuits.
Un peu de soleil est resté, il éclaire comme une bougie le rêve d’une classe vide de maître et d’élèves, il y a tant à faire sur la banquise, à apprendre dans les livres, à regarder dans le ciel et les bois, il y a tant de domaines mystérieux.
Le pied de Louise va mieux, la pluie a cessé, je fais des croûtes au fromage et une salade. Arthur a raté le bus, il prendra celui de 21 heures 30. Enregistrement de la troisième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet.

Jean Prod’hom

IMG_4203