Al Foz

Alcochete / 8 heures

Cher Pierre,
Gros trafic à 8 heures sur la jetée, comme chaque matin à Alcochete; jamais pourtant à la même heure, ici la marée commande. Deux hommes chargent dans le coffre d’une vieille Taunus deux sacs de palourdes de plusieurs dizaines de kilos, deux autres déchargent d’une camionnette des caisses et des seaux pleins à raz-bord de matériel dont on peine à faire le tri; le conducteur la ramène sur le parking qui double le quai tandis qu’un bateau avec trois hommes à bord s’éloigne, on les entend rire; quatre solides gaillards vérifient ce que contiennent leurs propres caisses, sur le ponton fixé aux piliers de la jetée. Chacun se prépare, avec ses habitudes; l’organisation générale semble bien huilée, il n’y a pas de place pour le hasard, pas de place non plus pour tout le monde, la jetée est étroite, les équipes se succèdent, c’est chacun son tour.
Il faudrait du temps pour dire la simplicité et l’efficacité de leur organisation, les règles de fonctionnement de cette communauté de travail qui s’est auto-organisée, donner une image qu’on pressent mais qui ne se donne pas immédiatement dans sa complexité, c’est un métier.
Ils sont tous sans travail mais dans la force de l’âge, entre vingt et quarante ans; ils se préparent à descendre à six ou sept mètres dans les eaux du Tage, remuées par les courants et troublées par la vase. Ils y resteront pendant plus de deux heures, m’explique un Capeverdien qui enfile une combinaison de néoprène rafistolée, par-dessus un training, des chaussettes montant jusqu’aux genoux, un t-shirt et un pull de laine. Ramasser à cette profondeur des palourdes, une à une, est un métier pénible et dangereux, on en meurt.
Le Capeverdien me montre l’un de ses collègues, cul nu derrière un panneau de bois vermoulu; il écarte les jambes et y glisse un pampers blanc, immaculé, qu’il referme et noue à la taille. C’est la parade, me dit-il, qu’ont trouvé les plus vieux pour se protéger de sales blessures. Lui, ça ne fait que trois ans qu’il pêche la palourde, il ne porte pas de pampers, il verra plus tard; cette fierté a son prix, il ne ramasse qu’une quarantaine de kilos par marée tandis que les vieux, qui mettent tous les atouts de leur côté, arrivent à soixante.
Le propriétaire fait démarrer le moteur, les pêcheurs ont déposé dans le fond du bateau les cinq paires de bouteilles d’oxygène, un nombre égal de ceintures de plomb et des nasses aux solides mailles qui peuvent chacune contenir une vingtaine de kilos de palourdes. Il faut savoir que le cours de mollusque bivalve qu’on s’arrache sur les terrasses de Lisbonne a pris l’ascenseur, il a passé de 5 à 6 euros le kilo.
Ce soir, une fois encore, les pêcheurs d’Alcochete ne demanderont rien à personne, ce gagne-pain illicite les nourrit, c’est également une activité complète: on y trouve de la force, du courage, de la fierté, des sourires, le soleil, mais aussi quelques embrouilles pour nous rappeler que, malgré la grandeur du jour et la générosité de ces hommes, ce m’est pas le paradis.
Bom dia, buom dia, un café devant l’église d’Alcochete. Obrigado, muito obrigado, en route pour Oriente.
Je fais un saut jusqu’à l’Aquarium, une exposition temporaire est consacrée à Takashi Anano, un Japonais qui a photographié tout au long de sa vie des paysages à l’écart de tout, « intacts », mais qui a aussi conçu une série d’aquariums sur le modèle des jardins japonais; celui que l’on peut admirer ces jours à Lisbonne se présente comme un long panorama silencieux et transparent, qui fait le tour d’une salle du second étage. Il ne s’y passe rien, ou presque rien: du gravier, de l’eau, de la lumière; de modestes poissons, peu nombreux, qui se prélassent comme des rois, des bruyères et des herbes de cimetière marin, pauvres et déliées qui dansent, tantôt seules tantôt accompagnées, amoureuses  des courbes.


Photo | Yara Lettenbichler

Je consulte mes messages à l’aéroport, Yara se réjouit de sa collecte de la veille; elle travaille ces jours à un texte qui devrait l’aider à fixer les intentions de ses prochains travaux. Elle me l’enverra; qu’elle soit curieuse de ce que j’en pense m’honore.
Rien n’est tout simple avec ces brimborions que les gens peinent à identifier, à mi-distance des merdouilles et des bijoux. Le douanier a repéré dans sa boite à détection mon poudingue tenu serré dans un sac en plastique, il me demande de me tenir à distance, enfile des gants, ouvre ma valise et considère le tas. Il appelle son chef, les pierres sont interdites, la contrebande de gemmes également. Le chef liquide l’affaire, c’est bon pour cette fois. Ouf!
Je rédige ces notes à dix mille mètres au-dessus de la terre du Portugal qui fume par endroits, l’avion survole des déserts, Madrid, les Pyrénées, Toulouse, des champs et des prés, d’innombrables villes inconnues avant de plonger sur le Léman. Il fait beau et chaud sur toute l’Europe.

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