Abandon des terres basses

Dans les faubourgs parallèles
aux canaux rectilignes
les maisons mal bâties
de base rectangulaire
deux étages pas plus sur pilotis
étaient vouées à l’abandon

la foule ne levait plus les yeux
vers le va-et-vient
des aigles dans le ciel
des cygnes dans l’étang

elle se maintenait à peine
vivante au-dedans d’elle

celui qui s’en serait approché
aurait distingué
les minuscules vies secrètes
forcloses
dans les cours intérieures
car il suffit parfois de suivre
quelques traces
les empreintes soufflées par le vent
les impressions laissées par des témoins
pour que les folles rumeurs
se réveillent
transpirent des huttes abandonnées
toits de roseaux mélangés à la terre
des cris
des rires
des souvenirs

mais rien à acheter rien à vendre
la foule migra
suivie de près
par les dignitaires de l’île
fuyant les quartiers luxueux
du front de mer
rongés par la malaria

la foule ouvrit de place en place
des échoppes
à l’arrivée des riches exilés
à l’évidence
le bourdonnement des activités urbaines
les ravit
et dans des ateliers
sis autour du vieil arsenal
qu’on appelle encore
le collège des Âges
l’activité des plumassiers
les cris colorés des joailliers
le soin des orfèvres
le noble entretien des lieux
soulevaient haut
les rues de la vieille ville
recouvertes de paille et d’herbe
plus de places disponibles

nulle monotonie à tout cela
l’île flottait sur la mer
comme au temps des origines
mais là-haut se dressait la ville nouvelle

pour longtemps encore
sans doute

Jean Prod’hom

Dimanche 13 juin 2010

Au réveil, par la petite fenêtre des combles – qui restera ouverte, j’ose l’espérer, les cent jours que dure ici la belle saison –, me parvient le concert d’il y a une semaine, avec le soleil de juin déjà haut dans le ciel, le même ou la suite, qu’importe je ne l’entends guère. C’est que je me réveille avec au-dessus de moi une main à large paume qui me ramène promptement au-dedans de mon crâne, comme le ferait un ressort tendu, chaque fois que je tente une sortie à l’air libre. C’est qu’au-dedans sommeille une inquiétude familière, aux formes diverses et imprévisibles dont je ne prends connaissance qu’au réveil et ne perçois le contour que lorsque elle se dissipe.

Une de ces inquiétudes dont on on ne voit pas le bout, qui se retire tout un jour avant de vous harceler le matin suivant, sans crier gare. C’est une inquiétude liée à celle d’un enfant qui se demande pourquoi les choses ont pris un tel tour un jour, qui ne comprend pas pourquoi la vie parfois sort de ses gonds. Son inquiétude s’est glissée dans la mienne dessous la boîte crânienne, c’était en janvier 2008, deux ans et demie déjà, elle a pris le temps d’étendre son empire. Elle agit en moi à l’image des questions qui agitent l’esprit de l’enfant. Et c’est de cette image qu’il me faut me délivrer, sans succès jusque-là. Et c’est vers ces images qui noircissent et alourdissent chacune de mes pensées que la main à large paume repousse ce matin, en un geste bref, chaque fois que je mets le nez dehors, la tête d’épingle courageuse qui s’essaie à rejoindre l’avant-garde du jour.

Dehors il fait beau, un cheval, un vrai, roule ses sabots sur le bitume, on entend la cavalière qui lui parle, lui il secoue la tête. Le vent souffle du sud-ouest si bien qu’il ne portera pas jusqu’ici, à neuf heures, les neuf coups du village; le coq embarqué par le renard ne chantera pas trois fois. Un milan noir passe dans le rectangle azur du velux, je l’accompagne un bref instant avant que l’inquiétude ne me reprenne. C’est ainsi chaque fois que je m’éloigne, comme si elle voulait que je lui reste fidèle. Puisse-t-elle cesser de me secouer, devenir ce simple souci, liquide tiède mélangé au sang de mes veines, vrai réconfort pour l’enfant qui en a besoin.

La trotteuse du réveil nous rappelle que le temps qui passe s’obstine dans des impasses. Seules les choses vont, viennent et parfois s’éloignent un instant dans le silence. Il convient de prendre de la hauteur, assez haut pour qu’on puisse considérer notre sort avec le même état d’âme et avec les mêmes égards que ceux qui nous portent à considérer celui du premier venu. Convient-il de parler de tout cela ici, est-ce bien de la sorte qu’on prend de l’altitude et que, nous éloignant, nous approchons de la possibilité d’offrir quelques noms à ce qui n’en a pas encore? L’inquiétude perdra-t-elle ainsi son insidieuse lourdeur pour devenir ce souci large et accueillant qui allège en nous conduisant à la hauteur qu’il faut, là où il convient d’être?
Je parie que l’enfant saura un jour, dans le langage qui nous oblige, prononcer les paroles qui m’offriront la paix et le lanceront entier sur la voie qui est la sienne.

Jean Prod’hom

Saisons

Certains d’entre eux écrivaient leur volonté dans le ciel au lance-flammes, ils brûlaient des pans entiers de la nuit pour éclairer la route des jours suivants. Mais rappelez-vous, ils crevaient, et les éclairs se joignaient au tonnerre. Ils voulaient, disaient-ils, infléchir le cours des choses, les arracher des mains de ceux qui en avaient fait le fond d’un vilain commerce; prendre les devants, écarter les injustices, établir l’égalité, partager les richesses, supprimer les privilèges. Se reposer enfin avec un rêve, celui de revenir un jour au jardin de l’hypothétique origine. Et ils chantaient des refrains entêtants : un peu d’humanité, la sieste, quelques cacahuètes, un coin d’ombre. Des bartasses, de l’eau aussi, et un peu de vide pour respirer.
Ils se sont battus rageurs, pierres, arbalètes, épées à simple ou double tranchant, flèches, boulets hurlants, pavés dans le ciel, de la brusquerie parfois, et un peu de haine au fond des yeux. Les éclairs et les orages se mêlaient à leurs cris. Ils avaient l’impression que ça avançait, et qu’ils y parviendraient. Pas eux bien sûr, mais leurs enfants ou leurs petits-enfants au moins. Ils alignaient chaque matin sur la table de la chambre les deux ou trois raisons pour lesquelles ils se levaient en sifflotant. Parfois le sang coulait et ils changeaient le monde, et le temps était de la partie.

Les voici tout près du couchant, toujours rien, manquant de tout. Adieu le siècle des Lumières, raté le rendez-vous pris à l’âge de la raison avec l’âge nouveau, amour et loisirs : le volcan crachote des confettis, révolution des oeillets, révolution de safran, de velours, révolution des roses, l’orange, celle du cèdre, celle des tulipes.

Ils n’ont plus rien, plus même d’habitudes, l’histoire s’est retournée sans qu’on le veuille et le temps s’est retiré. Pieds dans la glu d’un dernier tour qui fait vis sans fin, bouleversement silencieux, profond, invisible. Et on cale, la volonté abolie, en panne de l’avant, condamnés à nous retourner – lorsqu’on y parvient – et à nous adosser au jour qui s’en va. On aperçoit alors au levant les éclairs qui se joignent au tonnerre, et on voit se lever les commencements dont il nous reste à décrypter le chiffre. On se détourne de l’histoire épuisée, du couchant qui l’emmène dans son lit, et on va à reculons en faisant le dos rond, avec pour seule lumière celle de l’aube qui éclaire les pas qui nous ont amenés là, flux tendu qui ne mène nulle part. Dans notre dos le soleil se couche et les pavés sont dans la mare, le pire est arrivé, l’histoire n’a pas tenu ses promesses, elle quitte le devant de la scène. Il nous faudra désormais faire sans son vacarme et accueillir une version inédite du temps.

Publié le 4 juin 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Jeanne (Chez Jeanne)

Jean Prod’hom