Lendemain de carnaval

Que vous donniez le bras au porte-drapeau, que vous soyez l’un des fier élus à la tête du cortège, ou que vous alliez clopin-clopant ratisser les mégots nichés entre les pavés, il ne restera rien lorsque la foule se dispersera. Ou si peu : les colonnes vides des pertes et des gains, des confettis, le ciel bleu d’airain contre lequel le temps bute, la bière âcre. La pluie a remis les compteurs à zéro, les nuages nous saluent avant de filer à Saint-Jacques ou pousser jusqu’à Jérusalem.
Oubliée au pied du réverbère, pas effrayée pour un sou, serrée dans les mâchoires d’une invisible nécessité, la graine de l’an passé s’est enhardie. Trois petits bourgeons épongent le tintamarre des cortèges de la veille et font oublier l’omniprésente pauvreté.
Tu t’assois sur le banc, secoues un rameau qui traînait là, le trempes dans la poussière pour écrire sur le macadam quelques lettres, hésitantes, flottantes, qui s’envolent bien vite.

Jean Prod’hom

Dimanche 14 mars 2010

On se penche vers ce qui s’entrouvre, on devine, ça tire et ça pousse par en dessous. Avec le soleil qui descend, pour la première fois, tout droit depuis en haut, oui c’est sûr, la besogne sera vite terminée.
La terre – mais est-ce bien le nom qui lui convient en mars? – bombe le ventre et creuse les reins; elle efface les derniers signes de l’hiver que plus personne ne tente de déchiffrer, le grand texte blanc est troué de toutes parts, demeurent quelques grands caractères aux allures de gingembres fantomatiques qui se recroquevillent imperceptiblement, avant de gesticuler comme ces bâtons de guimauve lorsqu’on les approche des flammes : ils moussent et bavent, c’est la débandade.
On aimerait déjà s’asseoir, appuyer le dos contre les mousses et rêver, mais tout est détrempé; sur le chemin, le trop plein d’eau goutte dans de petites vasières que le vent remue; lorsqu’on aura le dos tourné, les moineaux et le merle qui guettent un peu plus loin viendront à tour de rôle y frotter le bec.
Le langage lui aussi monte par en dessous, il vient au bord des lèvres, on voudrait tout dire, vite, trop vite dits, taisez-vous mots mous, laissez la petite débâcle terminer son ouvrage.
Je vais, ma tête s’enfonce dans la terre meuble, un peu d’immobile tout autour, j’y crois dur comme fer, c’est sûr, on a passé bonne espérance. C’était lundi après-midi du côté des Censières, du côté du Bois Vuacoz, à la Mussilly, partout, il n’y avait personne, on n’en parlait pas, ça avait lieu, débâcle aux couleurs pâles, sous le bleu coupant du ciel conquérant.

Jean Prod’hom

Confusion

Ça tournait vite
mais dans le vide
rien pour stopper l’hémorragie
aucun tiers
nul butoir nulle corniche

les souvenirs s’altéraient
rongés par le va-et-vient
des rameaux de l’arbre des pendus
sous lequel végétaient
les sans droits
talon contre talon
épaule contre épaule
tenaces

les mémoires prenaient l’eau
l’après rongeait son frein
incapable de rejoindre l’avant
les effets repoussaient les causes
on allait en vain
en tous sens
c’était luttes feutrées de successions
sur les traverses des échelle dynastiques

cachés dans une tour d’angle
dévorée par le lierre
ceux qu’on appellera
les poètes les philosophes
les buissonniers parfois
qu’importe
s’interrogeaient
sur la domesticité
sur la primauté de la terre
racontaient le ciel avec la mer et la terre
tout
ils risquaient gros

tous ceux qu’on associait
aux tourbillons des consciences
on les pendit
on les craignait tant
qu’on les passa au fil de l’épée
avant de les glisser
morceau par morceau
dans les tiroirs de la nuit

on déplaça les bergers
des montagnes dans la plaine
qui séparait près de l’isthme
les deux océans
on les boucla d’une ceinture d’acacias

on enferma à double tour
les chasseurs et les nomades
confinés sur la côte méridionale de l’île
isolée par un arc de chausse-trapes
on leur offrit l’indépendance
et la liberté des alliances

l’enclave ou l’emboîtement
plus rien en guise d’amer
pas même l’errance
les commencements fuyaient

j’aurais tant voulu embrasser les premiers alinéas du monde

Jean Prod’hom