Confusion

Ça tournait vite
mais dans le vide
rien pour stopper l’hémorragie
aucun tiers
nul butoir nulle corniche

les souvenirs s’altéraient
rongés par le va-et-vient
des rameaux de l’arbre des pendus
sous lequel végétaient
les sans droits
talon contre talon
épaule contre épaule
tenaces

les mémoires prenaient l’eau
l’après rongeait son frein
incapable de rejoindre l’avant
les effets repoussaient les causes
on allait en vain
en tous sens
c’était luttes feutrées de successions
sur les traverses des échelle dynastiques

cachés dans une tour d’angle
dévorée par le lierre
ceux qu’on appellera
les poètes les philosophes
les buissonniers parfois
qu’importe
s’interrogeaient
sur la domesticité
sur la primauté de la terre
racontaient le ciel avec la mer et la terre
tout
ils risquaient gros

tous ceux qu’on associait
aux tourbillons des consciences
on les pendit
on les craignait tant
qu’on les passa au fil de l’épée
avant de les glisser
morceau par morceau
dans les tiroirs de la nuit

on déplaça les bergers
des montagnes dans la plaine
qui séparait près de l’isthme
les deux océans
on les boucla d’une ceinture d’acacias

on enferma à double tour
les chasseurs et les nomades
confinés sur la côte méridionale de l’île
isolée par un arc de chausse-trapes
on leur offrit l’indépendance
et la liberté des alliances

l’enclave ou l’emboîtement
plus rien en guise d’amer
pas même l’errance
les commencements fuyaient

j’aurais tant voulu embrasser les premiers alinéas du monde

Jean Prod’hom

Les seigneurs de la nuit

La nuit tombe, c’est un samedi soir de l’année 1961 ou 1962, ou 1963. Je monte au stade de la Pontaise, la main dans la main de mon père en suivant la collectrice du Valentin dans laquelle cinq ou six drailles sorties de nulle part déversent des grappes d’inconnus. Mais la foule ne grossit vraiment qu’aux Anciennes Casernes, une foule taiseuse, concentrée, qui se prépare à faire face à quelque chose qu’on n’était tous bien incapables de penser. Une folle rumeur monte du puits que creusent les faisceaux bleu acier des projecteurs. On a de l’avance, on regarde l’heure, tout monte, monte. Mais il faut attendre, nous taire encore, contenir notre agitation, nos espoirs, avant que la grande affaire n’ait lieu. Ils entrent enfin dans la lumière.

On les appelait les Seigneurs de la nuit : Künzi, Grobéty, Tacchella, Schneiter, Hunziker, Dürr, Armbruster, Eschmann, Kerkhoffs, Hosp, Hertig. Chacun d’eux incarnait à sa manière l’un des onze attributs de l’être.

Jean Prod’hom

Hostie

Au petit déjeuner, à Riant-Mont, on terminait toujours le pain de la veille, ou s’il en restait, le pain de deux jours, même le dimanche. Ce n’était pas l’effet d’un de ces étranges concours de circonstances qui se répètent quotidiennement et qui alourdissent nos existences, mais l’application stricte d’un des articles essentiels d’une doctrine dont nous étions les dépositaires, les seuls peut-être, un article qui nous soudait, nous constituait même, à tel point qu’on n’imaginait pas qu’il puisse exister ailleurs d’autres doctrines. Une vérité simple, sans déclinaison : chez nous on ne mange pas de pain frais, c’est tout.
Ma mère achetait du pain chaque jour, chaque jour ou presque, mais on n’y touchait pas, on attendait patiemment qu’il vieillisse, un jour au moins. Il le fallait pour qu’il livre tous ses bienfaits et soit bon pour notre santé. On ne s’en plaignait pas, c’était ainsi. Comment vouliez-vous donc qu’on ait une telle idée, se plaindre?
C’était comme un pacte, un ancien pacte sans origine connue, sacré en cela, un pacte continué, assuré par un silence sur lequel on ne s’appesantissait pas. Mais c’était aussi un signe distinctif qui faisait de nous des êtres un peu prométhéens, un luxe et une puissance, voyez-vous? Mais un luxe discret, puisque personne d’autre que nous n’en savait rien. L’ostentation on ne connaissait pas, ou si peu, un petit peu quand même, c’était comme une petite ostentation rentrée qui nous aidait à garder la tête haute mais que personne ne devait voir.
On ne voulait endoctriner personne, car on n’avait besoin de personne, cette doctrine nous obligeait même à nous couper des autres, même si on se disait au fond du coeur que les autres auraient mieux fait de savoir tout ce qu’on savait à propos du pain. Mais ça on le disait tout bas, l’a-t-on d’ailleurs dit même une seule fois? à qui que ce soit? en a-t-on même parlé un jour entre nous?
On savait bien sûr que le pain frais ça se mangeait, mais ailleurs, et ailleurs qu’est-ce que c’est? On savait aussi que certaines personnes prétendaient que le pain frais, blanc de surcroît, c’était bien meilleur que le pain, ça aussi on savait que certains le disaient. On pensait au fin fond de nous qu’ils le disaient pour nous narguer ou éprouver la doctrine. Mais ces gens, fils de boulangers ou de riches, on ne les écoutait pas, on les entendait à peine, c’était tellement insensé.
On admettait toutefois qu’il en soit ainsi chez les autres. Qu’ils mangent donc du pain blanc, du pain frais, des croissants et des petits pains au lait. Qu’ils assument, c’était pas notre affaire. On savait que chez les autres c’était pas comme chez nous, on pensait simplement qu’ils habitaient un autre monde, voisin de celui des fous, et qu’ils paieraient un jour leur inconscience de leur santé. Qu’ils restent entre eux et nous entre nous, ils n’avaient en définitive pas été choisis pour entendre toute la vérité sur le pain, tout simplement.

Nous sommes descendus une ou deux fois en famille à Ouchy donner du pain sec aux poules d’eau, aux cygnes et aux canards. Je me demande bien aujourd’hui d’où il nous venait? s’il y avait un traître parmi nous, ou s’il s’agissait d’un geste de ceux de l’autre monde. Car à la maison, en principe on n’avait pas de restes, on avait seulement du pain sur la planche.

Jean Prod’hom