Les seigneurs de la nuit

La nuit tombe, c’est un samedi soir de l’année 1961 ou 1962, ou 1963. Je monte au stade de la Pontaise, la main dans la main de mon père en suivant la collectrice du Valentin dans laquelle cinq ou six drailles sorties de nulle part déversent des grappes d’inconnus. Mais la foule ne grossit vraiment qu’aux Anciennes Casernes, une foule taiseuse, concentrée, qui se prépare à faire face à quelque chose qu’on n’était tous bien incapables de penser. Une folle rumeur monte du puits que creusent les faisceaux bleu acier des projecteurs. On a de l’avance, on regarde l’heure, tout monte, monte. Mais il faut attendre, nous taire encore, contenir notre agitation, nos espoirs, avant que la grande affaire n’ait lieu. Ils entrent enfin dans la lumière.

On les appelait les Seigneurs de la nuit : Künzi, Grobéty, Tacchella, Schneiter, Hunziker, Dürr, Armbruster, Eschmann, Kerkhoffs, Hosp, Hertig. Chacun d’eux incarnait à sa manière l’un des onze attributs de l’être.

Jean Prod’hom

Hostie

Au petit déjeuner, à Riant-Mont, on terminait toujours le pain de la veille, ou s’il en restait, le pain de deux jours, même le dimanche. Ce n’était pas l’effet d’un de ces étranges concours de circonstances qui se répètent quotidiennement et qui alourdissent nos existences, mais l’application stricte d’un des articles essentiels d’une doctrine dont nous étions les dépositaires, les seuls peut-être, un article qui nous soudait, nous constituait même, à tel point qu’on n’imaginait pas qu’il puisse exister ailleurs d’autres doctrines. Une vérité simple, sans déclinaison : chez nous on ne mange pas de pain frais, c’est tout.
Ma mère achetait du pain chaque jour, chaque jour ou presque, mais on n’y touchait pas, on attendait patiemment qu’il vieillisse, un jour au moins. Il le fallait pour qu’il livre tous ses bienfaits et soit bon pour notre santé. On ne s’en plaignait pas, c’était ainsi. Comment vouliez-vous donc qu’on ait une telle idée, se plaindre?
C’était comme un pacte, un ancien pacte sans origine connue, sacré en cela, un pacte continué, assuré par un silence sur lequel on ne s’appesantissait pas. Mais c’était aussi un signe distinctif qui faisait de nous des êtres un peu prométhéens, un luxe et une puissance, voyez-vous? Mais un luxe discret, puisque personne d’autre que nous n’en savait rien. L’ostentation on ne connaissait pas, ou si peu, un petit peu quand même, c’était comme une petite ostentation rentrée qui nous aidait à garder la tête haute mais que personne ne devait voir.
On ne voulait endoctriner personne, car on n’avait besoin de personne, cette doctrine nous obligeait même à nous couper des autres, même si on se disait au fond du coeur que les autres auraient mieux fait de savoir tout ce qu’on savait à propos du pain. Mais ça on le disait tout bas, l’a-t-on d’ailleurs dit même une seule fois? à qui que ce soit? en a-t-on même parlé un jour entre nous?
On savait bien sûr que le pain frais ça se mangeait, mais ailleurs, et ailleurs qu’est-ce que c’est? On savait aussi que certaines personnes prétendaient que le pain frais, blanc de surcroît, c’était bien meilleur que le pain, ça aussi on savait que certains le disaient. On pensait au fin fond de nous qu’ils le disaient pour nous narguer ou éprouver la doctrine. Mais ces gens, fils de boulangers ou de riches, on ne les écoutait pas, on les entendait à peine, c’était tellement insensé.
On admettait toutefois qu’il en soit ainsi chez les autres. Qu’ils mangent donc du pain blanc, du pain frais, des croissants et des petits pains au lait. Qu’ils assument, c’était pas notre affaire. On savait que chez les autres c’était pas comme chez nous, on pensait simplement qu’ils habitaient un autre monde, voisin de celui des fous, et qu’ils paieraient un jour leur inconscience de leur santé. Qu’ils restent entre eux et nous entre nous, ils n’avaient en définitive pas été choisis pour entendre toute la vérité sur le pain, tout simplement.

Nous sommes descendus une ou deux fois en famille à Ouchy donner du pain sec aux poules d’eau, aux cygnes et aux canards. Je me demande bien aujourd’hui d’où il nous venait? s’il y avait un traître parmi nous, ou s’il s’agissait d’un geste de ceux de l’autre monde. Car à la maison, en principe on n’avait pas de restes, on avait seulement du pain sur la planche.

Jean Prod’hom

Veillée

Lourde insomnie cette nuit malgré l’application consciencieuse des techniques mises au point par Ravel. À minuit pourtant le sommeil avait pointé son nez, mais l’air du boléro a joué des coudes et le sommeil a foutu le camp.

– Je me demande bien si j’ai dormi cette nuit.
– Mais enfin ma Lili, tu as dormi comme tout le monde, n’est-ce pas ?
– Je sais pas, je ne me suis pas réveillée une seule fois.

Jorge Luis Borges ferme les yeux et il voit un troupeau de moutons. La vision dure une seconde, peut-être moins. Leur nombre était-il ou non défini ? Le problème enveloppe celui de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, le nombre est défini, car Dieu sait combien de moutons il a vus. Si Dieu n’existe pas, le nombre n’est pas défini, car personne n’a pu en faire le compte. Dans ce cas, il a vu un nombre de moutons, disons inférieur à 810 et supérieur à 805, mais il n’a pas vu 806, 807, 808 ni 809 moutons. Il en a vu un nombre compris entre 810 et 805, qui n’est ni 809, ni 808, ni 807, ni 806, ni 805,… Jorge Luis Borges s’est endormi le 14 juin 1986 à Genève.

Jean Prod’hom
18 février 2010