Dimanche 14 février 2010

C’était quelqu’un qui, en fin d’après-midi, tandis que ses camarades pianotaient à l’étouffoir sur les clavecins de la salle d’informatique ou bouclaient leur sac à peines, demeurait assis en arrière du brouhaha, dans une poche de lumière, bien droit face à la table grise. Ce jour-là il ne restait que quelques mots sur le morceau de journal noirci de coups de feutre noir épais, il semblait surpris, inquiet même. Mais il a suffi de lui dire oui, de lui dire un oui qui dit oui, pour qu’il soit réconforté et aille jusqu’au bout de l’entreprise qu’il avait initiée, jusqu’au bout.

C’est la fraîcheur qui parle
d’une même voix
dans le pré
et sur mon visage

Il se faufilait discrètement parmi ses camarades agglutinés devant le bureau pour faire voir un bref instant son travail. Il s’en excusait presque. On n’avait qu’à confirmer la voie qu’il avait prise. Et comme chaque fois lorsqu’on relevait la tête, il avait disparu, craignant de prendre trop de place, de s’incruster. Un seul signe, un pauvre signe semblait le rassurer, il ne s’appesantissait sur rien.
Il imaginait des solutions inventives et élégantes, savait recycler tout ce qui se présente, faisait la preuve quotidienne que la rigueur ne relève pas d’un genre particulier, mais s’applique tout autant à la lecture, à l’écriture, à l’histoire, au calcul. Il démentait le grand partage qui faisait des deux cultures des adversaires irréconciliables. Peut-on accéder à la réalité sans disposer un peu de l’une, un peu de l’autre?
On se réjouissait d’apercevoir les textes au sommet de la pile: toujours la même rigueur, les mêmes exigences, aucun relâchement. Mais si au commencement on plaçait ses textes au sommet de la pile, c’était au-dessous qu’on les glissait à la fin. On les gardait pour le dessert.
Il se demandait parfois ce que les maîtres voulaient de lui. Eux, de leur côté, ils se demandaient ce qui lui manquait. Il n’y a pas de mot pour dire le manque qui nous manque. Cet inconfort faisait avancer le maître et l’élève.
C’était quelqu’un qui était sur le point de découvrir la liberté.

Jean Prod’hom

Abandon



Peut-on sincèrement se réjouir du talent de celui qui est parvenu, sans qu’on le lui demande, à ne pas faire usage de la lettre e dans un récit de près de 300 pages, sans simultanément porter aux nues celui qui réussit à l’instant à ne pas mentionner le nombre 807 dans un exercice qui l’exige ? Je vous le demande, sincèrement ?

Il est cruel de songer qu’à l’instant de notre naissance il n’y avait aucune place de prévue pour nous sur terre, qu’il a fallu nous battre pour obtenir ce qui en tient lieu, et de nous entendre dire avant que nous disparaissions à tout jamais qu’on laissera une place vide dans le cœur de ceux qui nous survivent, une place que rien ne saurait combler. À quoi donc bon dieu aura-t-on servi ?

Lili joue jusqu’à la nuit à cache-cache avec son ombre. Je l’entends pleurer au fond du jardin.
– Mais la partie est finie, reviens, reviens.

Jean Prod’hom
3 février 2010

L’invention de l’histoire

Il fallut inventer les lointains
laissés en arrière avant d’embarquer
– on ne s’en souvenait déjà plus qu’à peine –
les plonger nus dans les jungles épaisses

on architectura des temples
qu’on livra aux assauts des plantes
on façonna quelques paradoxes
pour retrousser le temps
et remonter haut le passé
lui offrir une digue
bientôt une pente

la construction de la retenue dura
aussi longtemps
que les temples n’eurent pas disparu
dans les ronciers
on patienta tant bien que mal
à l’abri des intempéries
on planta des porte-greffe
conçut des baumes
cadastra l’utile et l’inutile
neutralisa quelques aventuriers

on appela ce sursis
le temps du milieu
ou le temps des procédures

les prêtres se royaumaient
d’infatigables discoureurs
des amateurs de poésies
épaulaient leur désoeuvrement
les papiers et les paperasses
jamais très loin
voyez le descriptif des rituels
pris dans les mailles
de figurations inédites

pas de plan des lignées
pas de cartes des litiges
rien qui n’offrit appui au doute
on n’a jamais écrit l’objet
des contestations de cette époque
il y en eut pourtant
sauvages dedans
hésitantes dehors

à la fin de cette période intermédiaire
quand le barrage fut achevé
ceux de l’avant-garde
annoncèrent la nouvelle ère
ils tranchèrent le noeud de retenue
et par le pertuis
le temps se mit à couler
jusqu’à la niche des prêtres
attentifs désormais aux présages
jetant loin devant
les sorts
entourant de lianes
la jungle des contes
séparant les récits profanes des récit malheureux

on brûla les derniers doutes
on brûla ceux qui résistaient
ceux qui grimaçaient
ceux qui se disputaient les terres
on mêla si bien l’obscurité pleine
conservée dans les angles morts
au vide du dépit promis
que l’avenir qu’ils inventèrent
ce fut leur passé

t’en souviens-tu

on croyait en avoir fini
et tout recommençait
on croyait pouvoir enfin commencer
et on n’en avait fini avec rien

Jean Prod’hom