1519

Sur le vaste territoire jusqu’à
la fatidique année – un roseau –
se sont succédé
s’élevant s’écroulant
les vagues

c’est la ligature des ans

trois cités, la vallée
les volcans couverts de neige
les bords de l’eau
le pouvoir
les steppes désertiques,
l’isthme la côte et le golfe
allaient s’effondrer

t’ensouviens-tu

Jean Prod’hom

Fin mai

Arrivée au sommet de la butte elle s’assit sur une vieille souche de foyard, retira le foulard jaune qui ceignait sa tête et rejeta ses cheveux en arrière, comme elles le font toutes.
Le cabanon n’était plus qu’un tas de cendres froides, les sacs d’ordures jonchaient le sol, l’eau ne coulait plus dans la fontaine. Restait à quelques mètres, indemne, le banc vert sur lequel plus personne ne prendrait place. Le silence était noir, les odeurs froides et humides.
Elle quitta son banc de fortune et s’avança, elle souriait. En bas la butte elle ne s’arrêta pas près des décombres, elle contourna la propriété sans jeter le moindre coup d’oeil aux pièces éparses d’un puzzle en ruines. Elle rejoignit les maigres berges de la rivière qui serpentait parmi les herbes folles, s’engagea sur la sente à peine visible qui longeait la rive gauche. Je la vis sourire deux fois encore, à la vue des iris d’eau et lorsque la brise se leva. Je la perdis de vue ensuite, pas toute cependant puisque j’aperçus longtemps encore après le foulard qu’elle tenait dans la main droite et avec lequel elle traçait de mystérieux caractères au travers de l’or-de-blé de la prairie et le vert-de-gris de la rivière. Si vous l’aviez vu sourire.

Jean Prod’hom

Sortie d’école

A l’instant où Corentin disparaît dans le bois pour rejoindre Pra Massin, les élèves du Riau lancent des cris à la ribambelle, ils courent en bas la côte les bras écartés, emmêlant cris et rires, poussant le trop-plein en avant d’eux. Ils hochent la tête, sourient à gauche nez à droite, sarabande de tignasses en bataille, écartent de la main les soucis encore maigres qui papillonnent dans leur dos et foulent aux pieds les jeunes pousses de la raison – les questions et les réponses c’est du pareil. Ils savent à peine leurs noms et ne répondent qu’à l’appel de la soupe. Mais la vieille école de pierre veille là-haut, elle occupe dans le coeur des enfants chaque nuit davantage la place la lune.
Et un jour tu t’arrêtes, tu as dix douze ans. Tu reviens sur tes pas pour ramasser le sac à dos oublié au pied du tilleul et tu repars un peu voûté. Les courses c’est fini, tu clopines et t’ouvres aux pensées, aux arrière-pensées, celles qui ont la vie dure, rivalités, avancements, paquets de glorioles, pépins et fugue d’embrouilles. Le temps passe, t’as bientôt la cinquantaine et tu n’as rien vu passer.
A quelle aventure as-tu renoncé lorsque tu es venu récupérer ton sac à dos au pied du tilleul et pourquoi t’es-tu éloigné de Corentin? Tu es parti en ville où tu as élaboré des plans, distingué l’utile et l’inutile, conçu des problèmes, bricolé des solutions. Mais tu le dis, le jeu sans fin des questions et des réponses a forclos ton existence dans un filet d’insatisfactions aux mailles toujours plus serrées. Le compte à rebours a commencé et tu te dis que si tu veux, un jour encore, faire corps avec la terre comme tu l’as fait ici enfant, il convient de te désencombrer sérieusement.
Souviens-toi, la vieille nous l’avait dit, la mort n’est pas triste, elle est la seule issue qui puisse nous conduire à nous réconcilier avec la terre et l’immédiat. Et c’est l’insouciance de l’enfant, et le souvenir de Corentin qui nous indiquent aujourd’hui la voie à suivre. Consentir et dire oui avant d’y être contraint, ne pas nous plaindre des peines endurées, oui à ce qu’il a fallu perdre pour retrouver un instant peut-être ce qui ne peut s’accomplir qu’à la fin, ne pas regretter le détour sans lequel on serait demeuré dans la nuit aveugle, la nuit des bêtes en sursis, celle des bêtes qu’on mène à l’abattoir. Nous restera-t-il assez de temps, assez de temps et de courage pour consentir à l’insoutenable légèreté de l’être?

Jean Prod’hom