Dimanche 6 décembre 2009

Insipide la pluie crépite sur le toit des maisons; ne surnage dans la boue des bas-côtés de la route aucun des souvenirs que la terre a bus avec les derniers tas de la première neige. Sans goût les hommes laissent des traînées, comme sur un tableau noir mal lavé que la chaleur du poêle n’arriverait pas à sécher, ils font les essuie-glace sans rien vouloir savoir du jour.
On ne voit rien dans cette nuit, on a beau fermer les yeux, rien. Pas même le coeur d’un arbre foudroyé qui flamboierait, quelques coings luisants près d’une fontaine, une grappe de raisin dans la pénombre, les ruchers de la terre.
Pourtant qui tend l’oreille entendrait, tout là-haut sur le plancher d’un coin des combles, un enfant assis en tailleur qui chantonne en nommant son frère et sa soeur. Ils surgissent d’entre les pages d’un album de photographies que l’enfant tient comme un accordéon.

Jean Prod’hom

Corentin

Lorsqu’il pleuvait on le savait à l’abri, au fond de l’écurie vide à Pierrot, dans l’ombre du réservoir éventré de la Verne, sous l’auvent de l’ancienne école, ou dans l’un ou l’autre de de ces lieux abandonnés dont personne ne tient plus le registre, pas même la vieille de Pra Massin qui avait décidé de terminer la partie qu’elle et ceux de sa parentèle avaient commencée il y a plus de cinq cents ans dans le hameau. « Si je ne le fais pas, qui le fera à ma place? »
Quant à Corentin il avait une douzaine d’années et vivait seul avec sa mère dans l’étroite partie habitable de la ferme communale que les autorités avaient destinée au seul entreposage de ce qui ne sert plus, barrières, pare-neige, piquets et vieux outils mêlés à quelques betteraves desséchées, gros dés immobiles au pied de vieilles balles de foin, galets, galets qu’on aurait dit polis par la mer, galets mêlés à la terre humide.
Comme la poudre de chocolat que la mère de Corentin préparait tôt le matin. Ils s’asseyaient côte à côte, accoudés au panneau de formica vert pâle, ils buvaient à petites gorgées le lait chaud de cet automne-là avant que la mère ne se rende dans la petite ville éloignée d’une trentaine de kilomètres, où plusieurs familles lui avaient confié l’entretien de leurs petites maisons. « Je reviens ce soir. »
Plus rien ne retenait Corentin dedans. Il coiffait comme à l’accoutumée son bonnet de laine à visière et mettait le nez dehors. Pas un regard en direction ni ciel ni des nuages, pas une hésitation non plus. Il allait coûte que coûte en direction du bois, à l’orée duquel il s’engageait sur le chemin des Censières, après la patte d’oie.
Corentin se promenait avec des écouteurs sur les oreilles, il n’écoutait rien en particulier, ou plutôt il écoutait tous les programmes que la radio nationale émettait. C’était tout ce qu’on avait trouvé pour que Corentin ne se perde plus dans les bois et qu’on ne soit plus obligé, comme autrefois, d’organiser des battues pour le ramener avant la fin de la journée à la Léchère.
De toutes façons on s’inquiétait moins, tant sa taille et sa connaissance du pays l’autorisaient à passer une nuit dehors sans qu’on s’en inquiétât: Corentin avait grandi et il reviendrait bien.
Qu’au début de ce siècle une telle vie soit possible, c’est cela qui étonne. Qu’on rencontre encore aujourd’hui de telles poches d’insubordination c’est, avant qu’on ne les vide, ce que je veux comprendre, ce que je veux raconter.

Jean Prod’hom

XLVIII

Ce soir, on inaugure au café le coin des petits: moquette rose, chaises importée de chez Liliput, vieille table basse de l’école du village, chips, quelques pièces de lego, un pot d’eau, une belle boîte de biscuits bretons qui cache cinq crayons de couleur – pas de papier –, Tintin en Amérique, deux verres en plastique de couleur, un vieil album Spirou et les trois enfants des voisins qui en ont profité pour regarder une vidéo tranquilles à la maison. Les trois bambins trônent au milieu du nouveau temple et chantent à tue-tête un vieux tube de Claude-François.

J’ai besoin qu’on m’aime,
Mais personne ne comprend
Ce que j’espère et que j’attends.
Qui pourrait me dire qui je suis?
Et j’ai bien peur
Toute ma vie d’être incompris
Car aujourd’hui je me sens mal aimé.

Le bistrot tremble sur ses fondations, les habitués se dévisagent, ils se demandent si les patrons ont eu une bonne idée et quand tout ça va s’arrêter.

Je suis le mal aimé.
Les gens me connaissent tel que je veux me montrer.
Mais ont-ils cherché à savoir d’où me viennent mes joies?
Et pourquoi ce désespoir caché au fond de moi.

Tous les visages sont tournés vers cet espace stupidement concédé à la modernité, ils cherchent l’identité du meneur.

Oui je suis mal aimé, c’est vrai,
Je suis le mal aimé.
Les gens me connaissent tel que je veux me montrer.
Ont-ils cherché à savoir d’où me viennent mes joies?
Et pourquoi ce désespoir caché au fond de moi.

Silence lourd et assassin lorsque les trois klaxons en terminent avec la rengaine de Cloclo. Les enquêteurs ont eux aussi terminé et le verdict est prononcé: il n’y a malheureusement pas qu’un seul mal aimé dans l’équipe des trois petits malfaiteurs. Pour retrouver le café d’avant il faudra, et c’est un peu regrettable, les supprimer tous les trois.

Jean Prod’hom