XXXVIII

Deux hommes ont entamé le quart d’heure de plaintes qu’ils se réservent chaque jeudi soir tandis qu’une jeune fille s’ennuie ferme à leurs côtés. Elle pense à son week-end, à l’argent qu’elle n’a pas, indispensable pourtant au vendredi soir d’enfer qu’elle se promet au Dam. Elle finit par prêter l’oreille aux propos des deux geignards qui, sur l’tinéraire sans borne de la plainte, embrochent une revenante: la question des femmes et de l’argent. Ils listent sans pitié les dépenses excessives et inutiles de leur femme, puis de la femme en général. L’oreille de l’adolescente frémit alors et leste comme l’écureuil de la Caisse d’Epargne s’engage dans la brèche qu’elle n’espérait plus. Je la vois venir.
– Vous n’y connaissez rien, les femmes sont discriminées, c’est dégueulasse! elles ont beaucoup plus de frais que les hommes, c’est injuste!
– Allez! allez! sourit le premier.
– Ecoute-la! somme le père qui déteste qu’on plaisante avec sa fille.
– Vous êtes nuls! reprend la fille, vous n’avez pas conscience de toutes les inégalités, les femmes sont discriminées dans tous les domaines: l’épilation, jambes et aisselles; le maquillage, rouge à lèvres, mascara et blush; la mammographie non remboursée avant 50 ans; le shampooing, couleur et brushing; les cosmétiques, crèmes de jour, de nuit et démaquillant…
La fille s’interrompt d’elle-même, ni son père ni son ami ne semblent convaincus, son intervention ne va pas suffire… Exaspérée la fille lance alors:
– Et en plus la femme dépense plus!
Les deux croquants se regardent un instant, le père est médusé par l’irréfutable, l’argument a fait mouche, sa fille ira loin, il en est certain désormais. Il ouvre alors son porte-monnaie et lui glisse dans la main avec un sourire de fierté un gros billet bleu.
Elle ira loin. Au moins jusqu’au Dam.

Jean Prod’hom

Disposer de ce qui ne nous appartient pas



Il convient de demeurer le témoin scrupuleux des circonstances si souvent quelconques de nos existences. S’en détache parfois une lueur, un bris du temps. Qu’il soit aux yeux de celui qui n’a plus rien à perdre et qui l’attend une apparition dont il aurait préparé la venue ou un aléa qui l’aurait pris à revers importe peu car il vient et ne demande rien. Il règne un instant sans partage, bien au-delà de l’horizon, en éclairant étale ce qui l’a vu naître.
Le légataire aura tout loisir d’engager les travaux, tailler, élaguer, déplacer, jusqu’à la nuit et loin des fastes des bandes passantes, écimer, soulever pour déployer les secrets des circonstances transfigurées par ce brin d’éternité, lueur, levier et clé d’une nouvelle alliance déposés dans le passé révolu continué de ce qui aura été mais qu’aucune parole prophétique ne dira jamais: l’énigme incarnée, qui se maintient éveillée dans le futur antérieur.

Jean Prod’hom