XXXVII



A entendre tous les jeudis soir le récit des petites souffrances que s’échangent les habitués du café, j’en viens à me demander si un gros pépin autour duquel graviterait toute une vie ne vaudrait pas mieux qu’une série sans fin de petits qui la rongeraient morceau par morceau?
Je crains pourtant qu’il n’y ait pas de juste milieu et que nous soyons condamnés notre vie durant, au mieux et au pire, à passer d’un gros pépin initial à des petits, et de petits à un gros pépin final. J’aurais voulu négocier avec la providence, mais c’est une histoire d’avant la providence.

Jean Prod’hom

De manque en manque c’est tout



Chaque phrase conduit à une impasse dont est grosse la phrase qui suit. Celle-ci tente de la contourner sans y parvenir jamais, condamnée à se heurter à un nouveau manque. On en appelle alors à une troisième phrase qui charrie le tout, et ainsi de suite: c’est l’effet gigogne.

On parle, on dit, on écrit de manque en manque avec le secret espoir de tout dire, par petites touches. Et on n’y arrive pas.

Le texte est le souvenir d’un manque inaugural qui a essaimé en chacune de ses parties et en chacune des parties de ses parties. Il a l’allure d’une courbe de Koch réalisée dans la nuit dont on n’aurait ni la force ni les moyens de polir les angles et les segments, une courbe de Koch qui partirait en vrille.

Le fruit prolonge le rameau, le rameau la branche. Mais que devient le fruit? – Il ne prolonge rien, il recommence tout.

Egaré sur une petite place au coeur d’un labyrinthe d’où fleurissent d’innombrables allées aux ramifications sans fin. Elles conduisent chacune à une impasse chargée d’obscurité. Il suffit de lever les yeux pour voir le ciel, c’est tout.

Jean Prod’hom

Pour ne plus trembler



Si l’on exige de nos livres qu’ils fassent bonne figure et serrent les coudes sur les rayonnages de nos bibliothèques, c’est d’abord pour répondre à la crue qu’ils provoquent dans l’étroit espace physique mis à notre disposition, mais c’est surtout pour atténuer le gouffre qui les sépare en réalité, dans lequel roule un impétueux courant qui les maintient à bonne distance les uns des autres et qu’aucun livre n’a su piéger.
On se résout alors à passer sagement de l’un à l’autre, à cloche-pied, comme l’enfant sur les chiffres de la marelle ou le voyageur sur les pierres du gué en espérant rejoindre un jour sans trembler le ciel et l’autre rive.

« Quand vient le soir, je rentre chez moi et je me retire dans mon cabinet. Sur le seuil, j’ôte mes vêtements de tous les jours tachés de boue et de sueur pour revêtir les robes de cérémonie de la cour du palais, et dans cette tenue plus solennelle, je pénètre dans les antiques cours des anciens et ils m’accueillent, et là je goûte aux nourritures qui seules sont les miennes, pour lesquelles je suis né. Là j’ai l’audace de leur parler et de les interroger sur les motifs de leurs actions, et eux, dans leur humanité, me répondent. Et quatre heures durant, j’oublie le monde, je ne me rappelle nulle vexation, je ne crains plus la pauvreté, je ne tremble plus à l’idée de la mort: je passe dans leur monde. »

Niccolò Machiavelli cité par Alberto Manguel
La Bibliothèque, la nuit, Actes Sud, Arles, 2009

Jean Prod’hom