Entre chien et loup

On n’en a pas fini avec le mystère qui voit ensemble se nouer les choses et se dénouer le langage. Car penser ensemble le jour et la nuit semble hors les moyens de notre raison. On peut tout au plus baliser le puits hors duquel à l’aube l’un et l’autre surgissent après avoir croisé leurs doigts.
Un peu avant que le soleil ne s’impose, et avec lui le jour, avant qu’ils ne fassent taire tous deux la nuit vaincue, qui se retire dans les bois, sans personne pour l’accompagner, le temps s’égare pour s’immobiliser un bref instant: plus de pente, une boîte seulement, sans bord, qui s’étend à l’infini, pleine d’un vide dense, trouble comme l’eau de l’étang, à peine vivant, saturé d’un brouillard inconsistant, c’est l’autre pot au noir.
Aux yeux de celui qui est dans les parages, tôt levé ou jamais couché, il semble évident que le jour qui rougeoie à l’est gagne du terrain sur la nuit qui détale à l’ouest, à l’image des animaux lorsque l’incendie fait rage. Pourtant, avant que la premier ne chasse définitivement la seconde, le jour et la nuit ont rendez-vous sous le frêne à l’endroit même où le passant s’est immobilisé. Ils mêlent leur essence, leurs doigts, leur souffle au point de se fondre au milieu. L’homme y perd la tête ou le corps, le jour laisse filer les ombres, la nuit s’amollit.
Chacun peut craindre alors pour son existence pendant ces brèves noces auxquelles le langage n’a pas été invité, on se sent alors disparaître, transparent, avec les choses de peu de consistance qui nous entourent, dans le puits, entre chien et loup.

Jean Prod’hom

XXXVI

Depuis quelques jours la petite ne ménage pas ses efforts vestimentaires au moment du Téléjournal: robe à froufrou, tutu de danseuse étoile, robe de princesse… Un vrai défilé de mode! Elle passe comme un essuie-glace entre ses parents hypnotisés par Darius Rochebin et celui-ci qui trône au centre de l’écran extra-plat du salon. A son père qui lui demande à quoi riment cet accoutrement et ses allées et venues, la petite répond l’oeil brillant:
– Lui au moins il me regarde tout le temps!

Jean Prod’hom


Ramener l’étendue

Suppose

Que pour moi l’étendue
Soit de l’ordre du cri

Et que je te demande
De ramener son règne

A la plainte habitant
Le creux de coquillages.

Eugène Guillevic


L’initiative était venue de François R qui avait fait parvenir à quelques amis ce poème d’Eugène Guillevic. Chacun s’était mis au travail.
Je retrouve aujourd’hui une collection incomplète d’une vingtaine de cartes postales au recto desquelles les participants avaient, à leur manière, ramené l’étendue à la plainte habitant le creux des coquillages.

C’était la mi-mai 1642 et le temps bruissait dans les rues ensoleillées de Lübeck. Dans l’une des maisons bordant la rue de la Forge, le jeune Léopold bouclait son havresac: le lendemain à l’aube, il quittait Catharina pour accomplir le tour du monde.
La nuit qui précéda son départ, Léopold fit un curieux rêve: il vivait en un temps reculé, en un temps où l’on se représentait la terre comme un disque, entouré de hauts murs, soutiens du ciel. Il avait quitté Catharina et, depuis des années déjà, marchait en ligne droite pour atteindre au plus vite les murailles du monde. Il avait traversé maintes régions inconnues, si inconnues et en si grand nombre qu’il ne reconnut pas la femme transie de joie, adossée à la fontaine de la rue de la Forge à Lubeck. Léopold continua son interminable voyage jusqu’à ce qu’épuisé il se réveillât.
Lubeck s’ébrouait; à la fontaine Léopold remplit son bidon, Catharina l’accompagnait; ils longèrent la rue des Vieilles Boutiques, s’enfoncèrent dans les obscures ruelles du quartier des marchands. C‘est sur le pont de la Trave, près du Vieux Port qu’ils se séparèrent. A cet instant, Léopold savait que plus jamais il ne reviendrait, qu’il était sur cette terre en exil, il savait aussi qu’il coexistait dans ce monde mille Lübeck, mille fontaines et mille amours.

Je me souviens un peu du printemps 83 et des circonstances, du plan de Lübeck que j’avais déniché dans un ouvrage de Jean Delumeau, des lectures d’Alexandre Koyré et de Thomas Kuhn. Et je rêvais d’une série de récits coperniciens. Il n’y en eut qu’un.
J’irai cinq ans après passer quelques jours à Lübeck que je ne reconnus pas. Etait-ce Lübeck?

Jean Prod’hom