Gros-porteur et long-courrier

Le visiteur s’interroge d’abord sur l’affectation des lieux: les solides piliers vert pomme qui soutiennent les bas-côtés d’un patio jamais utilisé, la moquette gris moucheté choisie pour sa résistance aux coups et aux souillures, le gris acier des rayonnages vides pour la plupart, les tubes de 48 pouces pour l’aération, les quelques fauteuils bleus – d’un bleu militaire de gala –, les téléphones anthracite et les écrans transparents le font hésiter. S’agit-il d’un abri anti-atomique? des soutes d’un gros-porteur ou du sous-sol d’une centrale d’achats de l’Etat?
Qu’à cela ne tienne, une mère inscrit son enfant auprès de la responsable et de son assistante qui ont enfilé pour la circonstance des habits taillés dans un tissu cousin de celui qui recouvre les fauteuils. Plus loin un jeune garçon fouille le seul rayon bien achalandé avec l’aide de celle qui pourrait bien être sa grand-mère, un autre a trouvé une dizaine de bandes dessinées et il ne donne pas l’impression d’en avoir fini.
Assise dans un fauteuil une fille lit, on l’appelle, elle n’entend pas, elle est à mille milles, haut dans le ciel, dans un long-courrier qui la mène on ne sait où – et le sait-elle? On revit. Tous sourds aux bruits qui les entourent, tous comme s’ils étaient des habitués du lieu depuis longtemps déjà.
La bibliothèque qu’on attendait depuis de nombreuses années n’est ouverte que depuis une vingtaine de minutes, mais le temps perdu est déjà rattrapé, on rêve désormais d’autres livres, ceux qui mûrissent dans le ciel qu’on aperçoit derrière les vitres du plafond du cockpit.

Jean Prod’hom

Dimanche 30 août 2009

L’église tend le cou mais son clocher ne dépasse qu’avec peine la cime des arbres, les cloches sonnent, le village tapi dans l’ombre ne bronche pas.
Quelques habitants cependant ouvrent les yeux, ils ont rendez-vous un instant avec une scène qui n’est plus, ils se souviennent des habits du dimanche, des mains qu’on serre sur le parvis, de la fraîcheur, du bois qui gémit, des beaux sourires et des sourires obséquieux.
Le coq a beau chanter mais l’appel des songes est plus fort. Ils ferment les yeux, et c’est tout le village qui se rendort.

Jean Prod’hom

Un immédiat qui se ressaisit

A l’arrière des enfants confortablement installés dans l’ombre, affairés et à la peine, têtes penchées, rangs serrés. Ils cachent leurs yeux sous un chapeau à larges bords. Je leur tourne le dos, je suis sur le seuil accoudé à la fenêtre, personne dans la cour déserte. Devant moi la lumière seulement, le frémissement des feuilles de trois platanes, le bruit de quelques voitures qui vont et viennent un peu plus loin, et les alpes dans un coin de ce tableau sans cadre qui s’élargit à mesure que mon regard s’avance au-delà.
Je vois distinctement un espace sans fin, à l’appel duquel les enfants restent sourds – mais n’en suis-je pas un peu responsable? Je m’avance dans cette étrange direction qui ne mène nulle part puisque c’est de partout qu’il agit. Le temps y enveloppe les formes simples du monde: le lac, les chemins, la clairière. Immobile je tends l’oreille du côté des bois et des animaux qui les habitent: lièvres, chevreuils, renards désoeuvrés. J’y suis un instant. M’en vais et reviens. Y reste. Y reste. Y reste.
Il me faut pourtant rejoindre ceux que j’ai laissés en arrière et leur appendre le langage des loups.
Je ne comprends pas exactement pourquoi tout cela, mais je sais que les tréteaux sont là et qu’il suffit de dresser la table pour s’y inviter. Je voudrais chaque jour disposer d’un instant pour filer comme aujourd’hui à l’anglaise, là où tout est horizon, dans l’ouverture d’un immédiat qui se ressaisit.
Demain par l’angle d’un tableau sans cadre j’irai sur les rives de l’océan.

Jean Prod’hom