Rassembler ce qui s'éloigne

Il faut bien admettre que l’écriture ne va nulle part d’une traite, sauf à penser que ce qu’elle présente recèle strictement les propriétés attribuées communément au réel alors que, si le livre relève bel et bien de l’ensemble des éléments comptables du monde et s’il est l’aboutissement prévisible d’une entreprise qui obéit aux principes du monde physique, il n’en offre pas moins, par un tour dont on ne perçoit que certains effets, un double diabolique, au visage certes moins monstrueux que celui qu’ont cru distinguer avec d’excellentes raisons quelques aventuriers de la pensée en arguant que le réel n’était en définitive que le double appauvri du livre, mais diabolique pourtant, puisqu’il est le lieu par la médiation duquel on se sépare, on s’éloigne, on se détache de ce qu’il indique, ce qu’il nomme et puisque, nous condamnant à nous absenter momentanément des affaires courantes, le livre nous condamne aussi à nous mettre à la traîne des événements actuels du monde, nous condamne à rattraper le temps perdu en imaginant des organisations improbables, des pas de funambule, à concevoir des chemins imprévus, des boucles étranges pour reprendre et comprendre un peu mieux ce qui nous habitait autrefois lorsque, pris dans les rêts de l’immédiat, nous n’avions conscience de rien, pour ne pas perdre de vue aussi ce qui file tandis que nous acceptons d’occuper un instant une île sans obligation loin de la marche forcée d’un monde qui n’attend pas, pour préserver enfin – et c’est là peut-être l’essentiel – ce qui nous échappe immanquablement à l’instant, dans le silence creusé par des mots qui viennent de loin et dont on ne maîtrise pas tous les sortilèges, qu’il s’agit de rassembler continûment, un peu à la manière du berger et de son chien qui rameutent le troupeau menacé par le loup dans son voisinage et la méprise en son sein.

Jean Prod’hom

Dimanche 9 août 2009

D’être amené à affirmer – sur l’un des modes pauvres de la concession, c’est-à-dire hors toute argumentation – qu’il ne reste rien, ou plutôt presque rien, lorsqu’on a cessé de croire en nos facultés à raviver ce que ni le souvenir ni le désir ni les passe-passe du langage n’ont su réveiller, pourrait conduire celui qui tendait encore l’oreille de ce côté-ci du monde avec une certaine bienveillance à s’éloigner un peu plus encore ou à répondre par le théâtre misérable de la compassion, à penser au fond que nous ferions mieux de regretter ne pas nous y être pris autrement, alors que ce qui ne répond plus à l’allant de nos pas ne sombre pas, mais au contraire nous enjoint de lever la tête plus haut, non pas pour voir au-delà en direction du chiffre d’une rédemption rêvée dont on aurait gardé la combinaison secrète dans la manche d’un habit de bure, mais précisément parce que nous n’avons pas autre chose à faire que de continuer, ne pas remettre les armes, demeurer silencieux au coeur d’une bataille sans surprise et immobile dont on ne connaît finalement rien, sinon qu’on n’en sortira pas vainqueur, mais seulement peut-être, si tout se passe bien, vaincu.

Jean Prod’hom

Sous le jardin d'Eden

Il m’aura fallu plus de dix jours d’une lutte acharnée pour venir à bout de l’ennemi. Un grand-père avait livré autrefois de tels combats, plusieurs oncles aussi, plus près de moi quelques cousins: tous victorieux. C’était mon tour.
J’ai livré bataille du lundi 27 juillet au vendredi 7 août. L’ennemi ravageait le sous-sol du jardin, il levait chaque jour, de nuit comme de jour, trois ou quatre buttes de terre. On dit cette terre fertile, je ne voyais que l’ennemi. J’ai d’abord bataillé avec laideur, sans méthode, en tous sens et sans succès, usant de l’eau, du marteau et du monoxyde de carbone, poursuivi par les insomnies. L’ennemi était-il deux, cinq ou dix, je l’ignorais, mais je pressentais une légion. Pensez donc, plus de trente taupinières! Les ennemis allaient-ils s’attaquer aux fondations de la maison?
Décidé à frapper un grand coup, j’ai placé le jeudi 6 août, à la brune, huit pièges à taupes achetés le matin même, je les ai placés dans les galeries étroites de quatre taupinières fraîchement levées. Je les ai placés suivant les traditions héritées de mon grand-père maternel et de sa lignée qui revenaient à la surface, que de la bonne terre.
J’ai souhaité alors avec force que l’aveuglement réputé de mes ennemis, leur museau au boutoir rosé et cartilagineux, leurs pattes aux griffes puissantes les précipitent dans les pinces d’acier. Celles-ci se refermeraient sur leurs reins et ne les lâcheraient plus jusqu’à leur mort et à mon salut.
Le lendemain à l’aube, avant que le coq ne chante, j’ai jubilé en découvrant les responsables des ravages souterrains et de mes insomnies: une taupe, une seule taupe au doux pelage prise dans la guimbarde de la troisième galerie. J’ai failli hurler ma fierté, je me suis senti de la grande famille des hommes, digne héritier de ceux dont je suis le fils, l’égal de mes aïeux et modèle pour ceux qui viendront après moi si bien que j’ai annoncé urbi et orbi ma victoire sur l’ennemi invisible, à mes enfants d’abord, à ma femme ensuite, et à tous ceux que j’ai rencontrés depuis. Je le fais ici. Car on n’en a pas fini avec cet animal qui, à l’insu du serpent, fouissait déjà le jardin d’Eden.
Ma jeune ennemie qui aurait pu hanter plus de cinq ans encore le sous-sol de mon jardin repose aujourd’hui à l’étage supérieur du compost dans un lit cossu de mauvaises herbes. Je respire et je dors à nouveau beaucoup mieux. Je guette pourtant depuis trois jours, car je crains qu’il ne s’agit que d’une rémission. La partie n’est pas gagnée, je le sais, les taupes reviendront, mais je suis prêt et armé, j’enseignerai la tradition à mon fils.

La fierté ne m’a pas quitté depuis trois jours, l’âme et le corps reposés je descends ce matin en ville, là où le bitume a dispensé les citadins de poursuivre la guerre aux taupes, j’y descends pour commander aux éditions Le Temps qu’il fait l’ouvrage de Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier. Je suis prêt à en savoir plus sur cet animal qui ne voit rien dit-on, mais qui vit quoi qu’on en pense un peu comme nous, dans un réseau de voies de communication complexe, qui comprend des voies profondes, longues et larges, plus permanentes, et un réseau de voies temporaires, superficielles et commerçantes, ainsi que des voies dites de surface utilisées par les mâles à la recherche de femelles.

Jean Prod’hom