Dimanche 2 août 2009

Un froissement de papier a interrompu la rêverie, mais on a beau chercher, rien ne bouge dans les feuilles mortes. Il attend dedans, il écoute dessous avant de se risquer en terrain découvert. Soudain le voici, l’orange de son bec d’abord, et puis ses plumes d’ardoise, son chant enfin, un chant articulé et indivis du bout des lèvres, à peine un chant, un motif liquide qui roule dans la bouche comme des galets remués par le va-et-vient d’une vague.
Une flexion l’anime comme un ressort avant qu’il ne saute, qu’il ne sautille plutôt, et cinq bonds l’amènent au pied de la fontaine dont il atteint le rebord en battant deux ou trois fois des ailes.
Plus un mot, il longe le bassin à l’extrémité duquel il marque un temps d’arrêt, il se lance, un battement d’ailes, il touche terre, et la tête bien droite il entame une courbe de précaution pour rejoindre le dessous des tables et des bancs massifs du refuge dans l’ombre desquels il disparaît, à peine quelques secondes, quelques miettes peut-être.
Le voici de retour, l’orange, l’ardoise, les galets par le même chemin.
Il sautille cinq fois encore puis s’envole, il n’a pas hésité sur le chemin à prendre, le seul qui lui correspond. Il a percé le sous-bois comme aucune flèche ne sait le faire, car l’oiseau juge en même temps qu’il s’égare.
Il a chassé les derniers nuages du ciel et dans l’ombre du bois le merle va et vient, par ici ou pas loin, par là.

Jean Prod’hom

Fin de saison

On n’échappe pas aux regrets lorsque les foins et les moissons sont rentrés, alors que les corymbes des sureaux, des viornes, des sorbiers livrent aux lisières leurs poignées de fruits rouges et aigres. La poussière des chemins s’est installée sur les feuilles du séneçon et du millepertuis, leurs fleurs jaunes lancent à peine quelques feux, sans parvenir à réveiller les lourds verts qui s’épuisent.
Le sommeil n’efface rien, les beaux jours s’enfuient où qu’on aille. Quelque chose s’appesantit, quelque chose cesse de trembler, ce qui poussait par en dessous s’est tu.
Il pleut, il vente, il faut voir désormais les choses autrement et sauver sa peau, aller à reculons, percevoir les premiers signes de la rouille qui s’attaque au feuillage. Elle l’allège, elle va finalement y bouter le feu.
On verra alors le vent se refaire des amis.

Jean Prod’hom

Les vauriens

Nos vies ne connaissent pas les saisons, l’hiver s’y prolonge toute l’année, derrière les verrous, sous un toit, à l’abri des murs épais et les croix de grille. On lit un peu le soir sous l’abat-jour du salon pour déserrer l’étreinte de la nuit qui grippe nos sourires et qui se glisse entre les volets mal fermés: une bonne santé et surtout pas de maux de tête.
On se remet au travail à l’aube, on le sent il le faut. On vient à bout du livre entamé, on termine les tâches commencées la veille, c’est ça avoir une conscience, et une conscience c’est sans pareil même si on n’en retire pas beaucoup d’honneur. On retrouve même un second souffle, on s’amuse des problèmes simples, faciles à résoudre. Quelques saisons encore et on abandonne nos rêves en regardant avec insistance ailleurs. On a scrupule, mais ce scrupule ne se prolonge pas, il suffit de quelques Noëls et l’habitude l’a englouti.
Des vauriens pourtant guettent, ils entrent en scène à un moment où on ne les attendait pas, ils déterrent les saisons, traitent à nouveau avec le temps que le calendrier divisait pour faire le décompte des jours et regardent le monde qui est bien celui qu’on aperçoit sur les cartes postales mais que celles-ci ont escamoté jusque-là en faisant croire qu’il suffisait d’en disposer.

Le matin je balaie et je vais porter les paquets à la poste, je reviens ensuite à la maison et je réfléchis à ce que je pourrais bien encore faire. En général il n’y a plus rien à faire et je pars dans les bois, où je m’assieds quelque part sous les hêtres jusqu’à ce qu’il soit temps ou jusqu’à ce que je pense qu’il est temps de rentrer à la maison. Quand je vois les gens travailler, je ne peux m’empêcher d’avoir honte d’être sans occupation, mais je trouve que je ne peux rien faire d’autre sinon éprouver justement ce sentiment-là. J’ai l’impression de ramasser chaque fois la journée comme un cadeau que le bon Dieu veut bien laisser tomber aux pieds d’un vaurien comme moi. Faire plus que de vouloir travailler et, dès que j’en vois l’occasion, la saisir, je ne l’exige pas de moi, puisque je vois que cela va bien comme cela. C’est une vie qui convient du reste admirablement à la campagne. On ne doit pas y faire trop de choses, sinon on finirait par ne plus voir la beauté dans son ensemble, on perdrait l’affût dont le regard a besoin, et il faut bien aussi qu’il y ait dans le monde des gens qui regardent.

Robert Walser, Les enfants Tanner
Première édition:1907, traduction: Gallimard,1985, page 134

Jean Prod’hom