Dimanche 7 juin 2009

J’entends de loin la musique de leur pays, je me hâte, je me réjouis de m’asseoir pour me reposer un instant auprès d’eux, à quelques centaines de kilomètres de chez moi. Ils se sont retrouvés aujourd’hui aux Censières pour fêter une histoire interrompue, comme une page déchirée en son milieu qu’on ne peut pas oublier.
C’est dimanche et ils sont vivants. De grandes flammes dans l’âtre font cuire la soupe, dans la fontaine des bières, sur la table une bouteille de whisky, du vin blanc aussi. On entend les cris des enfants, à peine visibles derrière les feuillus, qui jouent à cliclimouchette sur le chemin qui descend de la Montagne du Château. Sous l’abri recouvert de tôles grises et rouges de rouille, un nuage de fumée peine à trouver une issue.
C’est de la musique de chez eux qui sort d’un appareil de fortune autour duquel les femmes se sont regroupées, elles veulent faire une ronde mais réussissent à peine à constituer un demi-cercle, elles en rient. Elles dansent, elles parlent, elles sourient.
Lui, il fait partie de la minorité musulmane de Banja Luka. En 1992, il a fui avec ses parents et a rejoint un camp de réfugiés en Croatie. Son père a pu choisir alors entre différents pays européens, il débarque à Genève, on le conduit à Aigle, il a dix-sept ans. Il épouse quelques années plus tard une femme de son pays. Non, ses enfants ne retourneront plus à Banja Luka. Il me parle comme dans un rêve des loups et des ours qui rodent dans les montagnes de Bosnie. Il est aujourd’hui chauffeur-livreur et habite le quartier de Boissonnet.
Je dois les quitter, il y a malgré tout du bon dans les communautés. Et lorsque je débouche sur les hauts des Censières, si je n’entends plus la musique de leur pays, je devine, au-delà du battement sourd des pas de danse sur le plancher de l’abri, le vent qui fait faseyer les feuilles des hêtres, identiquement ici dans le Haut-Jorat et là-bas dans les bois de Banja Luka.

Jean Prod’hom

A l'ombre du tilleul

Ceux dont nous sommes les lointains descendants nous ont laissé en partage un puzzle quasi complet et achevé: champs, prés, routes et chemins, colza, blé, maïs, barrières, clédards et haies, jours, semaines et dimanche, cave et combles, encyclopédies et texte sacrés, et des prières.
Mais nous les suivants, invités au premier jour dans ce jardin qui apparie le paradis à l’enfer, si nous voulons disposer d’une place, si petite soit-elle, où la trouver?
On n’a jamais rien prévu pour les nouveaux-nés. On a donc cherché, bleus que nous étions, dans le ciel et les livres.
Puis nous avons commencé de grands travaux, c’était plus tard, chacun en notre lieu: nouveau parcellaire, réaménagement de l’horizon, déplacement des bornes, identification des ombres, nouveaux tracés, noms de lieux. Alors que nous essayions ainsi de faire notre place – à la masse et au vilebrequin –, est apparu soudain là, sous nos pieds et en retrait, oublié entre jachères et ronciers, un morceau de pré laissé pour compte d’où nos pères avaient dirigé leur entreprise, un lieu à la fois si dense qu’il contenait la totalité du puzzle, à la fois si vide qu’il annonçait la promesse de tous les temps, et une pierre recouverte d’un peu de mousse. Cette pierre c’est ma pierre d’angle, elle est ce rien qui est resté debout lorsque ce qui avait été cartographié, de haut en bas et de de gauche à droite, de hier à demain s’est effondré. Suprême offrande, place hors de prix, paisible, mais place enfin, où je t’ai invité, il y de la place pour deux.

Lorsque ceux dont nous sommes les lointains descendants se sont retirés, restaient sur la table des miettes et des moineaux sous le regard desquels nous avons réinventé ensemble la musique et conçu de nouveaux dictionnaires, des récits inouïs qu’on a fait cheminer le long des pierres d’une imprévisible mosaïque de couleurs, nous avons aussi réinventé un demain, un passé à ce demain, et un avenir à tout cela.

Jean Prod’hom

XXII

Il connaît les 166 articles du Code rural et foncier, il en connaît les détails, les coins secrets et la jurisprudence, il randonne dans cette jungle chaque matin à l’aube. Mais il ne comprend toujours pas pourquoi sa haie ne respecte pas les prescriptions légales et dépasse régulièrement au printemps les deux mètres autorisés. C’est pourquoi, chaque année à la Pentecôte, l’homme agit: il se coiffe d’une cagoule, prend ses cisailles et décapite sa haie avec rage.

Jean Prod’hom