Il aurait souhaité que ses phrases atteignent la fluidité d’un liquide à faible viscosité et à densité variable, celle de l’eau pure à 4 degrés et, ça et là, la densité du bitume. Il faudra attendre encore.
Jean Prod’hom
Il aurait souhaité que ses phrases atteignent la fluidité d’un liquide à faible viscosité et à densité variable, celle de l’eau pure à 4 degrés et, ça et là, la densité du bitume. Il faudra attendre encore.
Jean Prod’hom
Une épaisse crème de plomb tapisse le ciel, maussade jusqu’à l’os. Les grenouilles se frottent les mains, la boue colle aux chaussures, les pissenlits sont éteints. Haies de thuyas, traînée de grisaille, je ne me souviens plus du temps d’avant. Le trèfle a la tête baissée, le chat squatte la niche du chien, l’humidité vient de partout, du ciel mais aussi des champs et des rivières, zigzags de vent, il pleut des misères sur une forêt de parapluies, dans leur imperméable les fonctionnaires partent au travail. Tout est sombre, désespérance en crue, pas l’ombre d’une issue, le ressentiment ronge les visages. Seuls les essuie-glace se réjouissent, ils ont cessé de couiner et rament de bon coeur. J’attends, le soleil reviendra bien.
Je lève les yeux vers les nuages qui filent plus loin annoncer la mauvaise nouvelle. Regardez! ils déroulent dans leur sillage un large et inouï tapis bleu. Le soleil guigne et se frotte contre mon chandail. Je fonds, le corps à l’arrêt. Le bitume d’argent coule à flot sur les routes, c’est l’éclaircie, on voit des choses qu’on n’aurait jamais crues, les malheurs du monde sont effacés, deux draps blancs fasseyent sur l’étendage.
Jean Prod’hom
Le soleil s’attarde sur nos laines, le retard nous inquiète peu aujourd’hui, on s’éprend de l’air léger qui fait frissonner les prés. A la station du bus orange qui emmène les enfants du quartier, la conductrice me sourit, je lui souris. Elle me dit alors avec une légère ivresse dans la voix que cette brise, ces couleurs, ce soleil la rendent folle à l’approche de la Pentecôte, chaque année, l’horizon si proche, les Verraux, la Dent de Jaman…
– Tu sais! ajoute-t-elle.
Je sais, mais elle me raconte l’histoire encore une fois: y a cinq ans, sur l’étroit chemin qui conduit le promeneur du col de Jaman au col de Pierra Perchia, son fils a glissé sur les restes de l’hiver, un névé à la traîne oublié au travers de la sente par la comète de mai. Il a perdu pied et il est mort. Quelle terreur avant de le retrouver, c’était le samedi de la Pentecôte. La veille je voulais lui offrir des fleurs roses pour son nouvel appartement. Pourquoi pas des noirs? avait-il plaisanté. Elle en rit encore.
Je ne me suis jamais rendue sur le lieu de l’accident, il n’a plus grandi. Elle, elle vieillit le regard rivé sur le point de ce désastre, une image, non pas qu’elle espère la réapparition de son enfant, mais parce qu’elle ne doute plus de l’innocence de la montagne et reconnaît sa toute puissance.
Il faisait un temps comme aujourd’hui ce samedi-là. L’impensable est si beau et si terrible. Ses yeux s’embuent. Les enfants arriveront avec un peu de retard, un retard qui ne compte pas au regard de ce qui s’est arrêté.
Tous les matins, lorsque le ciel est dégagé et que le soleil claire la vallée de la Broye du Haut-Jorat aux Préalpes, elle et son mari regardent du côté de la Cape au Moine. On ne se dit rien, rien, on n’oublie pas pourtant, mais quoi je l’ignore. Que cherche-t-on dans les plis de ces montagnes? quelque chose qui se décline en-deça des quelques pauvres modes possibles de l’être, quelque chose comme un silence d’avant la respiration, gonflé de promesses nues. Pour peu qu’on n’y prenne pas garde, qu’on se laisse aller, que nos regards s’attardent sur le visage de l’horizon, on fond d’amour pour la montagne qui nous l’a dérobé.
Nous ne sommes pas les seuls, il y en d’autres… conclut-elle. J’aurais voulu lui dire que chacun d’entre nous compte les jours à partir de son hégire. J’ai laissé les montagnes s’éloigner avec leur secret et le bus orange emporter nos enfants.
Jean Prod’hom