Abandons

Ne conviendrait-il pas de distinguer deux frénésies de rangement?
Celle qui conduit à nous débarrasser de ce qui encombre nos vies, de ce dont on veut s’alléger en le reléguant dans de petits purgatoires provisoires. Pour être en mesure de voir venir et demeurer libres la tête hors de l’eau – quitte à se pencher une ou fois ou l’autre, pour se consoler, ô merveille, sur la question des classements d’urgence et de leur invraisemblable nomenclature. Perec l’a fait dans Penser/classer.

Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l’abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n’en viens jamais à bout, que je m’arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l’anarchie initiale.
Le résultat de tout cela aboutit à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit «A CLASSER»; ou bien un tiroir étiqueté «URGENT 1» et ne contenant rien (dans le tiroir «URGENT 2» il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir «URGENT 3» des cahiers neufs).
Bref, je me débrouille.

Georges Perec, Penser/Classer (cité par CGAT)

Et une frénésie d’un autre genre, lointain rejeton de la manie dont parle Yoshida No Kaneyoshi – la manie “d’arranger les choses en séries complètes” – qui incite celui qui ne veut rien abandonner de ce dont il revendique la paternité à le contrôler frénétiquement, à le faire tinter comme des casseroles pour ne pas le perdre de vue, en tous lieux, et à y retourner comme le chien qui revient à l’ombre des arbres au pied desquels il a pissé, non pas pour se rafraîchir et bâiller à la vie qu’on fait aller, mais pour constater à heures fixes qu’il est seul ou qu’il partage le royaume avec quelques élus: du côté de Netvibes, de Twitter, de MySpace, de Facebook.

Jean Véronis évoque ces questions de territoire ici. Mais aussi .

Jean Prod’hom

Sans-grade

Il est assis à même le sol, une trentaine d’années, désoeuvré parmi ceux qui sont de la partie. On ne lui dit rien, il ne leur demande rien, il ne compte sur rien, ne compte pour rien. Appuyé au montant d’une barrière de fer blanc qui borde la pelouse, il regarde au-delà des enfants qui vont dans tous les sens sous les projecteurs de ce dimanche matin, du côté de la ferme foraine qui se lève, son verger en fleurs, le troupeau qui paît, la première fauche. Il tend l’oreille au-delà des cris, des noms qui fusent, des rires, et il croit entendre le chant des oiseaux qui ont fui, il les devine régnant lorsque les hommes sont absents.
C’est à peine si ce inconnu a un nom, sorti d’un roman peut-être, comme l’enfant qui fugue, le vieux abandonné. Il occupe le foyer d’ombre de la grande ellipse, à quelques pas seulement du foyer de lumière qui éclaire ceux de l’autre versant. Il songe peut-être à l’effort vain de l’art, à la présomption de la musique. Ou rien de tout cela, il se repose.

Jean Prod’hom

Dimanche 3 mai 2009

Elle s’arc-boutait contre la nuit, contre le jour, contre nous et un peu contre elle. Au moment même où la journée penchait vers la fin, elle restait et tentait de retenir ce qui va, elle criait et hurlait de ne pouvoir arrêter l’échu, moins aujourd’hui. Comme chacun de nous elle patiente, de son lieu, avec ses pensées, des pensées qui ont un air de famille avec celles de tout un chacun.
Mais elle vit à plein ce que d’autres ont vécu ou vivent à demi, j’en suis. J’entends et ne vois d’autres alternatives que celle d’être à deux pas d’elle, vivant.
Parce qu’il s’agit bien de cela, pour elle comme pour nous, chaque jour s’incline vers l’occident en tournant autour d’un invisible axe, disparaît pour réapparaître lavé aux grandes eaux de la nuit. Nous devons être au rendez-vous. Malheur à celui qui passe son tour.
Il aura fallu des années et la naissance d’êtres neufs pour que je prenne la mesure de ce qui trouve son origine tout au long des deux lignées dont je suis le produit et qui me guette. Je pressentais que j’aurais rendez-vous tôt ou tard avec cet arriéré – déni sans raison, refoulé familial –, mais j’aurais préféré avoir eu à traiter avec lui en d’autres circonstances, il y a longtemps déjà.

Jean Prod’hom