Oui

à l’inachevé lorsqu’il ne ronge pas
aux coquelicots
aux petits bonheurs qui faufilent nos jours
au doute de l’adolescent et aux limbes
aux instants qui bordent à gauche et à droite le réveil
aux chemins de dévestiture et aux geais
aux aires d’autoroute
aux entre-saisons
à la mémoire dont je ne sais rien et aux dernières cerises
au silence des muets et aux talus
aux marges généreuses
au chat qui somnole
au livre oublié dans la bibliothèque qu’on lira un jour
à la source qui s’essouffle
aux faux-plats au lézard
à l’eau qui dilate le corps lorsqu’on la boit
aux passeurs aux marges généreuses
aux photos jaunies aux bisses qui scintillent
aux rêves du cancre et du prisonnier
aux portes entrouvertes et aux pattes d’oie
à la sieste de l’ouvrier à l’étang à la tourbe
au travail bientôt terminé au jeudi saint
aux rémissions sans fin et aux bornes oubliées
au baiser volé à l’écho aux lambris délavés
à l’odeur du pain dans le fournil et aux trouées du ciel
à la frontière incertaine entre entre la terre et le ciel la terre et l’eau
à la brume d’octobre d’où sortent des cris d’oiseaux
à la persévérance à la tempérance
aux empreintes du pèlerin dans la boue
à celles du chevreuil dans la neige
à l’ancolie à l’adoration des bergers
au bluet et aux méandres du fleuve
aux fins d’après-midi aux églises vides
à la pénombre au chant du coq
au vent tiède au thé avant le lever du jour
au grain de la molasse

Jean Prod’hom

Dimanche 19 avril 2009

Tandis que que toute morale aristocratique naît d’une affirmation triomphante d’elle-même, la morale des esclaves dès le principe dit « non » à un dehors, à un « autre », à un « non-moi »: et ce « non » est son action créatrice.

Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, 1, X

En renonçant au mode réactif – au oui mais –, par une profession de foi d’abord, par honnêteté ou nécessité ensuite, on se condamne à l’action et à l’exercice de l’assentiment.
Mais peut-on raisonnablement aujourd’hui se livrer au grand oui, celui dont Nietzsche a fait le signe de ralliement des musiciens, des poètes, des hommes libres et solitaires, le oui des voltigeurs? Ne sommes-nous pas les obligés d’une nouvelle donne qui nous invite, sans jamais nous précipiter dans le ressentiment, à nous faire les chantres du petit oui, le oui murmuré, à peine solitaire, le oui sans écho, modeste, le oui qui dure, le oui de la petite métaphore et de l’incomplet, un peu négligé, le oui élémentaire auquel le corps s’abandonne lorsque l’âme projette celui-ci en avant?
Peut-on espérer un traité des petits ouis? de ceux qui qui ponctuent le provisoire continué au sein duquel l’homme est immergé avant même qu’il ne marche?
Sera-t-on à même de donner notre assentiment complet aux petits ouis?

Jean Prod’hom

Ostinato

Le cogito qui fut au XVIIème siècle un immense espoir, une chance, une occasion inouïe – celle de nous éloigner des sensations immédiates afin de les mesurer, prendre de la hauteur pour identifier les objets et leurs contextes, douter enfin des doctrines qui asservissent – demeure aujourd’hui encore une occasion, unique et tragique au regard de l’ambition démesurée de l’homme, l’occasion d’une nouvelle modestie, d’une modestie sans fond.

Jean Prod’hom

Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites. L’une, étendue – c’est notre corps – est inféodée à un lieu, à l’heure qu’il est. L’autre, pensante – c’est notre esprit – peut se glisser entre les barreaux du cachot spatio-temporel, revenir dans le passé, se porter dans l’avenir, envisager d’autres endroits, des choses qui ne sont pas encore ou ne sont plus ou qui n’existent pas.

Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande


Nous sommes doubles, faits d’un corps et d’un esprit. le premier est matériel, prisonnier d’une heure – le présent – et d’un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n’en est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l’avenir, imaginer ce qui n’est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde… Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu’ils pensent, nous nous parlons.

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire


Il a plu aux dieux jaloux de nous assigner la dualité pour partage et la division qui s’ensuit pour destin. Nous avons reçu la vie mais nous nous savons promis à la mort. Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites, pourvus d’un corps et munis d’un esprit et celui-ci, lorsqu’il s’éveille, c’est pour constater son essentielle inégalité au monde extérieur et à sa propre intériorité. Nul registre de l’expérience n’échappe à la contradiction qui nous traverse.

Pierre Bergounioux, Couleurs


Si nous pouvons lutter à mort dans le registre symbolique, c’est que nous sommes doubles, ainsi qu’un autre philosophe, français, celui-ci – Descartes – l’a établi au XVIIe siècle, pétris de deux substances: l’une, qu’il qualifie d’étendue, l’autre de pensante. Il s’ensuit que nous pouvons très bien continuer d’exister par corps alors même que ce qui nous qualifie en propre – la pensée de notre être, l’être de notre pensée – a été emporté. Et l’on n’est plus alors qu’un cadavre qui marche.

Pierre Bergounioux, La lutte des consciences dans la littérature


Nous sommes doubles et divisés, engagés dans le monde, agissants, passionnés, émus, agités mais capables, aussi, de recul et de réflexion.

Pierre Bergounioux, La cécité d’Homère