Dimanche 8 février 2009

Si les armes n’ont pas été déposées en Palestine, les journalistes de nos régions se sont presque tus. Pourquoi l’ombre s’est-elle installée là-bas et y demeure?
Vainqueurs des Turcs en 1917, les Britanniques avaient promis aux Hachémites, qui les avaient soutenus pendant la guerre contre l’empire ottoman, l’établissement d’un royaume arabe après la victoire. Fausse promesse puisqu’en 1916 déjà, à l’occasion de l’accord Sykes-Picot, Français et Britanniques prévoyaient le dépeçage du Moyen-orient compris entre les mers Noire, Rouge, Caspienne, Méditerranée et l’océan Indien.
Le 2 novembre 1917, Arthur James Balfour, le ministre britannique des Affaires Étrangères adresse une lettre ouverte adressée à Lord Lionel Walter Rothschild:
Cher Lord Rothschild,
J’ai le plaisir de vous adresser, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration ci-dessous de sympathie à l’adresse des aspirations sionistes, déclaration soumise au cabinet et approuvée par lui. Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.
Que de promesses! Les deux poussées nationales, sioniste et arabe, installées au coeur de la Palestine et dans les calculs des puissances coloniales ne vont pas manquer de s’affronter. Jusques à quand?

Si l’on peut retrouver avec précision les éléments qui ont concouru à la naissance d’un malentendu, il n’est jamais possible d’évaluer l’étendue de ses effets. C’est dire que l’e falso quodlibet des stoïciens trouve son application en dehors du terrain logique: du faux s’ensuit n’importe quoi, le vrai comme le faux, tous les jours.

Les hommes d’Etat se permettent des tours de passe-passe qui conduiraient les parents les plus permissifs à talocher sévèrement leurs enfants qui en feraient usage – ou à consulter dans les plus brefs délais.

Jean Prod’hom

Réduction de l'art

S’affranchir de la morale qui fait si souvent de ceux qui bâtissent des amis des princes, ouvrir les arches aux emmurés de Lascaux aux crustacés, aux centaures, aux vertébrés, à ceux d’avant et à ceux d’après, aux domestiqués, aux chimères, aux sirènes, aux hommes, et révéler leurs secrets.

Viscères et carapaces, cartons et rebuts, débris de la vaisselle du monde, excroissances, tubulures, contenants, rien de ce dont nous sommes faits ne nous sera épargné. Le cheval, l’éléphant, l’autruche, la vache, la grenouille et les autres – en pièces – se dresseront comme au premier jour, c’est-à-dire une deuxième fois: en pièces et sur pied, locataires d’un quasi-monde qui obéit aux lois du nôtre, semblable au nôtre, semblable ou presque: la précarité, la gravitation qui règne sur les graves, le principe d’identité, le travail de l’ombre, les vertus, les dieux, l’existence des tables et des cuvettes, l’attente, la communication, la magie, le tiers exclu, l’incompréhension.

Dans la première mandorle, un éléphant avance tête baissée, bâti de mémoire, la tête dans le sac, bâti de bric, bâti de broc. Le cornac ne cesse de surveiller sa monture, la scène dure une éternité, tous les deux nous tournent le dos.
Dans la seconde Bernardo, il a beau faire face, il a beau nous regarder continûment, jour et nuit, il ne voit rien, pas plus qu’une bête ou une ombre. Bernardo est celui que nous sommes lorsque nous ne sommes rien, Bernardo est un oiseau blessé.
Pris dans ce qu’ils font et ce qu’ils sont, les hommes ignorent ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Forclos dans leur mandorle, ils s’offrent à nous, si bien que nous les voyons comme jamais nous ne nous sommes vus. Ils retrouvent un instant leur mystérieux quant-à-soi et témoignent depuis là-bas de ce que nous sommes ici et que nous ignorons.

Voici le monde et ses échafaudages, le monde qui est et le monde comme il s’est fait, le monde et sa représentation, de ce côté-ci et de ce côté-là, les choses et leur milieu, le voyageur et son ombre, la vache et l’oiseau blessé, l’autruche et le chant du coq à midi.

Les commanditaires, disons-le tout de suite, oeuvrent pour la plupart avec d’autres intentions que celles des commandités, minés par d’autres soucis, engagés dans d’autres labours, pris dans d’autres tourmentes que celles de l’esprit: dans la noble guerre de la concurrence.
Depuis plusieurs siècles, les artistes enchaînés à leur ego n’ont que rarement eu affaire avec les seconds concentrés sur leurs rapines, si bien que les uns et les autres, déliés pour le pire, après avoir choisi leurs sujets et leurs niches par exhaustion, se réfugient avec leurs emplettes, les artistes dans leur quartier, les commerciaux dans le leur.
Faire se rencontrer ceux qui s’excluent trop souvent, joindre ce qui se vend avec ce qui n’est que dépense, joindre ce dont la valeur se chiffre avec ce qui est hors de prix, serait-ce donc désormais possible? Ça l’a toujours été! ici et là aujourd’hui, autrefois à Sienne, à Pise, à Florence, dans la Toscane des beaux jours, ailleurs.
Les uns, en effet, n’auraient-ils pas tout intérêt à s’en remettre aux autres pour ne pas réduire les oeuvres des premiers à leur chiffre et celles des seconds à un numéro de catalogue? Les premiers n’auraient-ils pas quelqu’intérêt à abriter les seconds comme le corps qui abrite l’esprit, comme la grotte qui protège l’aurochs, comme le site que l’hôte explore? Quand aux seconds, en démontant et en remontant le monde qu’ils ont sous les yeux et qu’ils comprennent si mal, n’ont-ils pas la chance de toucher terre à nouveau et l’occasion de faire un peu de lumière. Fuir aussi et enfin ce qui se donne comme art, provocatoirement nul, en tant qu’il réverbère la nullité ambiante et l’entropie culturelle mondialisée (Michel Thévoz, Museums.ch, 3, 2008)?
Comment bon dieu vivrions-nous dans un monde qui n’abrite pas sa représentation et son sens?

Pour que le monde nous devienne accessible, il doit s’abymer, c’est la tâche des artistes, des parasites, des hôtes, les nobles hôtes, ceux qui ne demandent rien sinon la couche et le couvert. De leur côté les hommes qui vivent en société se doivent d’abriter ces êtres libres qui ne manqueront pas de leur révéler ce qu’ils sont en soulevant la couette sous laquelle ils se calfeutrent et s’assoupissent.

L’homme livre une image fantasmée de ce qu’il est: fondations de pierres dans des mains de fer, organisation du tonnerre de dieu, activités tous azimuts, chiffres à l’appui, santé par la croissance,… Démonter d’abord, s’installer ensuite dans ses meubles, remonter enfin des éléments de la bâtisse: les montagnes sont moins raides, moins coupantes, moins cassantes, moins solides les fondations, souples et de plumes. L’organisation du tonnerre de dieu est un bricolage d’artisans habiles.
Être d’habiles artisans, échafauder pas à pas – sans feindre un instant l’improvisation – une représentation de ce dans quoi l’homme est et qu’il ne veut ou ne peut voir, hypnotisé qu’il est par l’image délirante de ce que doit être le monde et ses actions dans le monde.

Le commanditaire accueillera le loup dans la bergerie pour que coexistent dans une seule représentation ce que les commanditaires croient voir et ce qu’ils sont incapables d’observer, Au sérieux des images lisses, solides, fantasmées répondent les échafaudages de l’édifice, la légèreté des fondations, la précarité des équilibres.

Seule une confiance aveugle du commanditaire envers le commandité peut lui amener cette plus-value spirituelle dont il a besoin pour se mettre en mouvement et disposer d’un avenir. C’est à la gloire du commanditaire que d’accepter auprès de lui, sans contrepartie, celui qui abyme le monde. Ensemble les commanditaires et les commandités, le roi et le bouffon, l’organisme et le parasite, l’hôte et son hôte, ensemble mais sans concertation, sans négociation. Les commandités n’ont pas à justifier leurs propres actes ni à illustrer et défendre les bonnes intentions des princes.

On aperçoit dans une mandorle la représentation en pièces et sur pied d’un aurochs, un mot aussi, à peine lisible, quelque chose comme un aphorisme calligraphié sur un mur délabré d’une maison à l’abandon: Qui n’a pas vu double n’a rien vu. Nulle explication nulle mention. Tant mieux!
Ni les uns ni les autres n’auront le dernier mot.

Jean Prod’hom

Tout dire



C’est ce à quoi rêve celui qui s’y essaie. Mais écrire suppose de celui qui s’y aventure qu’il renonce à vouloir tout dire dès le premier mot. Son rêve ne s’éteint pas pour autant, bien au contraire, il lui faut désormais creuser dans le peu qu’il énonce les avenues de ce qu’il ne saurait dire.

Chaque mot ménage son silence et l’écriture, quelle que soit son apparence, va cahin-caha, de mot en mot, comme l’enfant qui saute sur les rochers du môle. Un invisible chemin de crête se dessine. Pour tout dire, celui qui s’y essaie n’écrit ni tout ni rien, mais un rien à bonne distance du tout et du rien. Il jette, bien loin devant, le secret espoir de tout dire.

Celui qui écrit est habité par une indéfectible confiance proche de l’innocence, l’innocence du funambule qui a pris la mesure du vide dont il est le laborieux artisan, celle de l’enfant aussi: il traverse à cloche-pied la marelle qui fait tenir ensemble l’aube et le crépuscule.

J’ai reçu l’autre jour le texte d’un tout jeune garçon. Avec une confiance et une tranquillité inouïes pour un enfant de son âge, il jette à gauche et à droite de son récit quelques leurres sur lesquels il ne reviendra pas, il n’en dit rien sinon qu’ils sont là. Ces leurres creusent d’immenses tranchées qui agrandissent démesurément le monde que son récit fonde et qui lestent les événements que celui-ci traverse.
Je lui ai demandé s’il en savait quelque chose. Il m’a avoué, un sourire dans les yeux, je crois mais je ne m’en souviens plus exactement, qu’il n’en savait rien, lui non plus.

Jean Prod’hom