La note de l'absente



Tout au long de la journée j’ai attendu. J’ai attendu que l’élève qui nous a quittés il y a un mois m’envoie par educanet l’article promis. Ce mercredi c’était son tour et, le jour de son départ, il m’avait confié, ému aux côtés de sa maman, près du banc nouvellement placé en face de l’entrée de la classe 11, qu’il me ferait parvenir son article.
J’ai attendu donc – diffusément – jusqu’au soir. Avant de me coucher, j’ai jeté un dernier coup d’oeil dans ma boîte aux lettres, j’espérais peut-être secrètement que nous ne soyons pas tous déjà complètement oubliés… Cet espoir fait-il partie de nos métiers? Est-ce une faute professionnelle? La nuit fait son travail, tout cela est oublié.
Et pourtant, j’ai beau me sermonner depuis quelques minutes, quelque chose insiste, quelque chose comme une pensée, une bouffée de pensée, une pensée lointaine, sans forme, archaïque, une de ces pensées qui ne nous lâchent pas. Je sais qu’elle ne se retirera que lorsque je lui aurai donné l’esquisse d’une forme…
Je m’inquiète, je m’inquiète pour l’espèce, dont l’une des particularités constitutives est de pouvoir manquer à ce qui la fonde, de pouvoir être anéantie par ce sans quoi elle ne saurait être. Tout homme peut en effet retirer le gage qu’il a engagé, tout homme peut tromper celui qui lui fait confiance, tout homme peut manquer à sa promesse. Mais quelle serait l’identité de l’homme sans les engagements et les promesses à travers lesquelles il devient et demeure? (Si la confiance, l’engagement et la promesse ne trouvent pas leur place dans les programmes ne nos écoles, c’est d’abord parce que ceux-ci les supposent. Nous avons donc pour tâche prioritaire de les maintenir vivants.)
Quoi qu’il en soit et en guise de réparation je substitue mon geste à celui de l’élève. Et je reprends espoir. N’est-ce pas l’élève qui nous a quittés il y a un mois qui fonde en dernier ressort ces lignes.
Je n’ai plus à ouvrir ma boîte aux lettres, son texte m’est bien parvenu, comme promis.

Jean Prod’hom

Dimanche 9 novembre 2008

Je relis aujourd’hui la note d’un élève publiée sur le blog de la classe 11 vendredi passé. Je repense à sa genèse et à son histoire qui me semblent exemplaires.
D’abord l’élève ne veut pas à tout prix être original, il s’arrête modestement sur un point qui l’aiguillonne.
Quelles sont les règles d’utilisation des prépositions « à » et « chez ». C’est une question, écrit-il que « je me pose presque quotidiennement lorsque je me rends en ville ».
N’étant pas en mesure de résoudre seul cette difficulté, ou pour vérifier certaines de ses hypothèses, l’élève se lève et fait des recherches, s’enquiert à gauche, s’enquiert à droite. Immanquablement celui qui cherche trouve, en l’occurrence un site qui lui fournit une petite règle.
Commence alors le lourd travail de rédaction, il s’agit pour l’élève de rendre aux deux voix ce qui leur revient, de les entremêler sans que l’une dévore l’autre, la sienne qui interroge et la voix du site québécois qui répond: polyphonie.
L’élève réussit dans cet exercice difficile et pourtant si essentiel; il maintient en effet à bonne distance les deux voix, les conjugue sans les confondre. On insistera jamais assez dans notre métier sur le travail à entreprendre sur cette question si l’on ne veut pas continuer à recevoir des travaux qui ne sont que des copies à peine transformées de textes d’inégale valeur, que des élèves s’attribuent sans gêne et qu’ils signent sans l’ombre d’une inquiétude.
C’est à l’école certes de faire en sorte que les connaissances de l’élève croissent, mais c’est à l’école de prendre les mesures nécessaires pour que l’identité de chacun ne soit pas bafouée.
Avant de le publier, nous passons une bonne demi-heure à régler encore quelques aspects de son texte, des points de détail qui mènent souvent si loin, au coeur des problèmes. Je passe un de ces moments qui enchantent les enseignants désormais prêts à se battre pour reculer l’âge de la retraite.
Je lui envoie alors un mot, qu’il ne croie pas que la demi-heure passée à reprendre quelques points de son texte entame la valeur de celui-ci, je le félicite pour l’indépendance de son esprit, la recherche honnête qu’il a effectué sur internet, du temps important qu’il a passé à la rédaction de son texte, des égards dont il a fait preuve pour l’orthographe et la syntaxe du français. Et je conclus par l’évocation de l’excellent moment que j’ai passé à retravailler son texte avec lui.
Par retour du courrier, je reçois un mot de remerciement. Je décide de reculer plus encore l’âge de ma retraite.

Jean Prod’hom

Le silence

Une élève posait au fil de sa note une question qui me met mal à l’aise. J’y reviens aujourd’hui.
– Quel serait le sujet de nos conversations, si nous savions tout? demande-t-elle.
Cette question me hante depuis longtemps, elle me hante et me dérange à la fois. Je la comprends bien parce que, plus d’une fois, je me suis trouvé mal à l’aise lorsque, au coeur d’une relation ou d’une communication, un mauvais silence s’installait. Simultanément, c’est une question que je ne peux pas entendre sans un immense malaise – un malaise semblable à celui que j’ai évoqué à l’instant – parce que cette question suppose dans ses plis que nos conversations ne sont là que pour nous divertir d’un silence que nous serions dans l’obligation de rejeter, chasser hors de notre vie.
Le silence n’est-il pas aussi ce qui nous lie, loin du jeu des questions et des réponses? Mais y est-on prêt, y est-on formé? L’école nous invite-t-elle à des exercices de silence?
Je lui conseille d’écouter quelques mots d’un poète, Jean Grosjean, dont j’ai placé un extrait dans la marge du blog 11. Il dit dans Si peu la beauté dont le bon silence est gros. Et puis je lui conseille encore d’écouter quelques mots de Jacques Dupin à propos de ses promenades avec André du Bouchet.
Les écoutera-t-elle?

Jean Prod’hom