La vitrine de nos oeuvres

Deux élèves attentionnés m’envoient au cours du week end un commentaire à la note de l’une de leurs camarades consacrée à la lecture d’un récit terminé il y a peu. Leurs deux textes sont malheureusement minés d’erreurs orthographiques que l’un et l’autre auraient aisément pu éviter s’ils avaient pris un peu de ce temps que Dieu a mis à notre disposition pour ramasser les déchets, les ratés, les coquilles,.. que nous sommes immanquablement conduits à produire dans nos ateliers.
Dans nos cours de récréation aussi où les élèves de la classe 11 sont conviés chaque mercredi matin à collecter les papiers multicolores que leurs camarades abandonnent nonchalamment.
Je décide donc de rayer de mes charges mes bons offices de concierge et de ne pas corriger leurs commentaires, à l’inverse de ce que je fais depuis 15 mois, chaque jour ouvrable, à la réception de chacune de leurs contributions. Et j’édite séance tenante leurs deux commentaires.
Le lundi matin, je fais part aux élèves de ma décision en ajoutant sentencieusement que si le blog est bel et bien la vitrine de l’excellence de leur travail, il peut devenir le théâtre de la transformation de leurs vertus en vices.
Un élève m’écoute tout particulièrement – c’est l’un des généreux commentateurs de la veille; il semble avoir compris le message et semble m’indiquer par un sourire qu’il a décidé à l’instant de prendre en main son destin et la vitrine de ses oeuvres. Je m’en réjouis.
A 13 heures 30 donc, je reçois de l’élève son commentaire récrit à nouveaux frais, des erreurs ont disparu. C’est la démonstration partielle que la question de l’orthographe française ne relève pas de l’orthographe, mais d’une décision éthique.
Des erreurs ont disparu certes, mais pas toutes, de nombreuses erreurs clignotent encore. La partie n’est pas gagnée.
Quant à l’autre commentateur pas de nouvelle!

Jean Prod’hom

Josquin Desprez



Alors qu’un élève relevait – dans la troisième partie du court texte que Jules Verne a consacré en 1883 à Christophe Colomb – la mise en place par le roi Ferdinand du premier service mensuel de transport entre l’Espagne et Haïti, son voisin lève la main et, sans craindre les effets du coq à l’âne, demande si le français d’alors ressemblait à la langue que nous parlons aujourd’hui. Je ne comprends pas immédiatement de quelle langue il veut parler; de celle de Jules Verne? de celle des rivaux français de Christophe Colomb? de celle d’avant?
Je renonce à me perdre en conjectures, et selon le principe pédagogique qui veut que c’est toujours l’occasion qui fait le larron, je décide séance tenante de leur faire entendre d’abord un poème d’amour du treizième siècle, un texte un peu plus tardif ensuite écrit par Jean Molinet, dans lequel on repère aisément les empreintes de notre langue et que Josquins Desprez à mis en musique. Je donne aux élèves une copie du texte avant de leur faire entendre l’enregistrement que l’ensemble Jannequin a réalisé.
Anesthésié par la légère fierté que l’on éprouve parfois d’avoir cru avoir bien joué la partie, mon esprit s’égare et je rêve d’autrefois en cette fin de vendredi après-midi.
En raison du caractère fini de tout ce qui nous advient, je me réveille. J’aperçois alors vingt-six paires d’yeux défaits qui ne me lâchent pas: Josquins Desprez n’a visiblement pas passé!
Je m’étonne et me perds dans d’inutiles explications, dresse un faisceau d’arguments, feins l’étonnement,… Rien n’y fait! Les élèves le disent haut et fort: ils n’écoutent pas cette musique. Pire! ils écoutent tout, sauf cela! Pour faire bon poids, une élève musicienne ajoute:
– Je crois, et j’ai une assez bonne oreille, qu’ils chantaient faux!
J’ai donc tout perdu: les élèves n’auront pas prêté l’oreille à la musique qu’on entendait dans les cours bourguignonnes du seizième siècle ni n’auront prêté attention à ce que le français d’aujourd’hui doit au français d’alors.
Il est 15 heures 30, l’heure de se séparer.
Une élève reste seule en classe. Elle me demande alors:
– Voulez-vous écouter la musique que j’aime bien.
Je n’ai donc pas tout perdu, mais je dois sur le champ commencer mon éducation musicale pour leur faire entendre un jour Josquins Desprez.

Jean Prod’hom

L'émeute à Fontainebleau



Quoique le narrateur du récit classique – disons du récit sur lequel on demande à l’élève de se pencher à l’école – dispose de moyens, au demeurant assez pauvres, pour modifier l’ordre des événements ancrés dans ce qu’on a coutume de nommer le réel, on parle communément du récit comme quelque chose qui avance, qui accélère, qui débraie ici ou là, qui tombe en panne parfois, comme si le récit était un mobile qui allait résolument, mais non sans heurts, de l’avant. L’habitent le plus souvent des personnages qui, d’événement en événement, vont eux-aussi de l’avant, attachés à la résolution de ce qui s’est compliqué au commencement.
Au cours de ce périple qui les ramène à quelques pas du bercail qu’ils ont quitté ou dont le destin les a arrachés, les personnages traversent des mondes, des paysages, des espaces incommensurables que la narration rapproche.
Si les événements se succèdent dans un ordre précis, comblés par une nécessité interne, on ne saurait en dire autant des mondes sur le fond desquels se déroule la succession des événements. Passent les personnages, et le lecteur qui les suit servilement, de monde en monde, des mondes juxtaposés comme les décors au théâtre.
Avec d’autres je me suis demandé si le récit aujourd’hui ne constituait pas d’abord et avant tout l’occasion unique de visiter l’insaisissable milieu, s’il ne devait pas sa survie à la fragile main courante qu’il offre à l’homme de s’y rendre, d’en revenir sans s’y perdre et de lever quelques amers pour l’avenir en direction duquel nous allons à l’estime.
Le récit est le lieu par la médiation duquel l’homme élabore la carte rêvée dont nous sommes encore infiniment éloignés, le récit n’est donc pas mort, nous ne disposons aujourd’hui que d’un patchwork.

– Car enfin que reste-t-il d’un récit lorsqu’on a suivi pas à pas ceux qui l’ont fait avancer?
– Presque rien! Un rien invisible, enfoui, qui recèle autant de valeur que l’objet qui transite dans le jeu du furet, aucune!
– Il reste Fontainebleau.
Les feuilles autour d’eux sussuraient, dans un fouillis d’herbes une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde sur le gazon; et le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement de la vache qu’on ne voyait plus.
– Il reste 1848.
Quelquefois, ils entendaient tout au long des roulements de tambour. C’était la générale que l’on battait, pour aller défendre Paris.
– Et Frédéric Moreau, l’un des furets de l’Education sentimentale, qui nous fait passer de l’un à l’autre, qui nous fait entendre au coeur de Fontainebleau le coeur de Paris:
– Ah! tiens! l’émeute!

Jean Prod’hom