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Riau Graubon / 14 heures

Le motif bondit, rebondit; ricochète, transite; mêle son grain à celui d’une voix avant de se relancer dans celui d’une autre; il se déplace, fait un pas de côté ou de travers, se fixe sur un visage, disparaît à Linz et réapparaît à Helsinki, élargit notre attention en la fixant sur ce qui se donne simultanément comme évidence et coïncidence.
Sylvie Durbec fait entendre dans ses fugues, qui marient l’art du contrepoint à celui de la divagation, les voix de Lenz à Walbach, de Stifter à Linz, celles de Walser autour de Hérisau, de Sebald à Norwich et de quelques autres sur les routes de l’exil. On croit y percevoir le bruit ténu des batailles qu’ils ont livrées pour obtenir un peu de repos. Avec pour seule arme, dit-elle, une botte de trèfle parfumé.
Sylvie Durbec ne quitte donc pas seule Marseille pour rejoindre les brouillards du nord; les écrivains qui l’accompagnent attirent son attention nous seulement sur des visages, mais encore sur ce qui a rassemblé par accident ces âmes blessées: une fontaine moussue à la sortie d’un village, du linge mis à sécher au pré, des chiens, le rivage, une gare désaffectée, une montgolfière. Elle met un peu d’ordre dans les marches du monde, en levant ce qui toujours se dérobe mais dont on soupçonne l’existence, reconduit plus loin ce qu’on croyait avoir perdu mais qui oriente nos pas.
Elle se détourne un instant du soleil du sud pour se pencher sur ce que celui-ci éclaire dans l’obscurité des geôles du nord, ce qui s’enfuit, s’enfonce à l’infini, en un endroit jamais atteint, avant de revenir d’où elle est partie.
Ses fughe nous invitent à longer, du dedans, ce territoire que les écrivains qu’elle aime tant ont habité, mêlant le passé au présent, l’oubli au souvenir, une langue à une autre, jusqu’à disparaître en leur compagnie. Pour que la lourdeur ne nous anéantisse pas et que nous croisions chemin faisant la beauté, comme elle et Pessoa nous y invitent, au moins une fois par jour.

SYLVIE DURBEC, FUGHE, PROPOS2, 2015

Gare de Sainte-Croix

Sainte-Croix / 14 heures 

Reprendre, tendre l’oreille en direction de cette voix qui ne se distingue qu’à peine du bruit du roulement du train et de ses grincements, dont le tempo et le timbre nous sont familiers, voix sur le dos de laquelle on se trouve soudain embarqué, voix résolue, tournée vers le dehors, mais voix également égarée, sur le point de se perdre jusqu’à nous égarer nous-même.
Tu n’avais pas l’intention d’écouter une histoire, c’est ta chance, ce n’est pas une histoire. Et ce qui aurait pu ressembler à un petit coup d’état prend la forme d’une phrase dont tu ne connais ni la raison ni la destination; tu aurais pu te raidir mais tu ne le fais pas, si bien que la voix s’enhardit faisant entendre qu’il n’y a rien à attendre d’elle sinon qu’elle ira de son pas, sans labourer le paysage dans lequel elle avance, comme les dimanches après-midi lorsque les conversations des convives, après le repas qui s’éternise, parviennent à l’enfant couché sur le canapé. Il feint de dormir, yeux mi-clos, regarde par la fenêtre un moineau qui sautille sur le balcon, insouciance, il pleuvine. Personne n’aurait pu dire alors si l’enfant écoutait, si les adultes à la table voisine appartenaient à son rêve, si le moineau avait quitté le jardin.
Cette voix n’impose pas son empire, elle ne vise pas non plus à nommer les choses, elle fait son lit au rythme des essieux dans la plaine, qui fait se dresser la tête du riverain. Ce n’est pas une histoire, mais plutôt ce qui la précède, ce qu’on entend lorsque rien n’est encore dit, ce qu’on ne prend pas le temps d’écouter parce qu’il n’est pas convenable de perdre son temps. La voix ne promet rien, ne déçoit pas, va à l’amble le long du chemin de halage qui double le fleuve, tous trois déroulent leur phrasé, on habite l’un on habite l’autre, dedans dehors, impossible de les interrompre, chacune longe la vie et la dédouble, la déplore, la sauve.
Il n’y a pas de raison de s’emballer, les rails donnent la clef, ni ascension ni descente, aucune raison de s’étonner, ni resserrement ni accélération subite, villages malingres, petites villes de province, campagnes, friches et bois, prés et pâturages qui nous rappellent que l’homme n’est ni tout ni partout. Ni fuite ni refuge, mais le jour et la nuit en pente douce; toi tu fais ton quart à l’abri derrière la vitre.
La phrase allonge parfois le pas, bifurque – on ne le sait qu’après – ou s’égare derrière un rideau de pluie, ralentit, se fait plusieurs, mais chacune d’elle efface la précédente sans revenir sur ses pas: voilà à nouveau des pâturages, un groupe de sapins, une ferme et un étang, côte à côte, sans qu’on y soit pour quelque chose; nature morte que le vent remue, que l’on traverse comme un rêve dont il ne restera rien, sinon une idée sur laquelle viennent se greffer les cris d’un enfant dans le compartiment d’à-côté ou les mots d’une dispute, le claquement d’une porte sur lequel on ne se retourne pas. On a beau se pencher, coller le front contre la vitre, chaque image s’échappe à l’arrière du train, glisse entre nos doigts, comme ces taches de lumière projetées sur l’écran noir de nos paupières, qui prennent les devants lorsqu’on veut les retenir, et qui accélèrent plus vite encore le mouvement de leur disparition.
Une grande cour, un jardin, une fontaine passent en coup de vent, puis un tilleul qu’un mouvement de tête fait ralentir, et dans son ombre un chien, un enfant, un champ de maïs. Tu lèves les yeux du livre dont tu lis mécaniquement les phrases, parce que le train fait halte ou qu’un silence soudain les en écarte. Les horloges se sont arrêtées au fronton des églises, les cloches battent les heures creuses. Tu regardes les hommes qui sortent de leur nuit, font trois petits tours et y replongent, à peine le temps de bouger quelques chose, d’arracher quelques mauvaises herbes, de retourner un carreau, de cueillir une poignée de petits fruits; un gamin répare sur le bord du chemin la chambre à air de son vélo. Chacun chacune se relaie, assure la continuité du monde avec lui-même, faufile sa partie bord à bord, suit de près les traces du découpage de la première heure : bois, prairies, cultures que sertissent des haies vives, des rivières, des talus, des chemins de terre, avec dedans quelque chose qui n’en finit pas de vouloir parler, reconduit de proche en proche jusqu’à la mer. Ça passe et ça s’efface, sans qu’on sache d’où ça vient et où ça va.
Oui, il y a dans le cercle immobile des heures que traversent le train, le fleuve et la phrase une place pour le soleil et les nuages, le coq et l’âne, les châteaux et l’oubli, pour ceux qui nous ignorent et ceux qui nous saluent, hommes, femmes et enfants sans histoire qui nous affranchissent un bref instant de tout récit.