Entre Apples et Froideville

 
Bonjour bonjour!
Beau temps hein?
Pas sûr que ça dure.
C’est ça de pris.
Ils annoncent la pluie.
La terre en a besoin.
Vous vous asseyez?
Non, je descends au Bémont.
Les portes du wagon claquent, les deux dames échangent un sourire sur le rebord duquel vient s’accrocher un silence courtois; le train démarre, faut dire qu’elles se connaissent; pas intimement mais quand même; seuls deux villages et quelques années les séparent; sans compter qu’elles se sont croisée jeudi passé à Tramelan. Le paysage défile, c’est le leur, le leur depuis longtemps déjà, mais elles ne s’en préoccupent pas: l’une profite du train pour faire l’inventaire de ce qu’elle a au fond des poches de son manteau, l’autre la surveille discrètement, jette un coup d’oeil sur ce qu’elle en retire, ce qu’elle garde et ce qu’elle jette.
Il aura suffi que j’écrive ces quelques lignes pour que l’une d’elle presse sur le bouton d’arrêt sur demande; il est parti à peine, il ralentit sans faire de bruit puis grince. Les portes s’ouvrent et la dame descend prudemment les trois marches qui la déposent sur le quai; l’autre, qui continue jusqu’au Creux-des-Biches, regarde ailleurs, par politesse: Oh! comme elles sont différentes! Elle tend l’oreille, écoute le bruit des talons qui claquent et s’éloignent sur le quai. Elles se reverront c’est sûr, l’une habite Les Emibois, l’autre Muriaux. Elles sont cousines, cousines très éloignées mais cousines tout de même.
Eux ce sont des anciens de la région, ils reviennent de Saignelégier où ils ont fait quelques courses, l’un est veuf, l’autre célibataire; ils ont déposé leur permis de conduire il y a quelque temps déjà, la vue probablement, parce que la tête ils l’ont. Salut salut! ce sera tout; ce sont des taiseux; le plus grand aime le yass et habite les Reussilles; l’autre, enfant des Breuleux, se passionne pour la pêche et les oiseaux; ils n’entament plus depuis longtemps des conversations qu’ils n’auraient pas le temps de terminer. Tout près d’eux un adolescent, une veste bleu pâle et des écouteurs sur les oreilles, il est monté à Pré-Petit-Jean et descendra au Noirmont, il trie les photographies qui encombrent son portable. Sa voisine qui porte un sac en bandoulière est infirmière à domicile, elle se rend à La Ferrière, suçote un bonbon à la menthe; elle reprendra le train ce soir pour la Combe-Tabeillon. Ils se connaissent tous, sans le savoir, ou feignent de l’ignorer. Oh juste ce qu’il faut, trois fois rien, mais c’est déjà beaucoup, ça suffit. Certains se croiseront dimanche à l’église ou au foot, d’autres au prochain Marché-concours ou sur les rives de l’Etang de Gruère, ailleurs encore, personne ne le sait, c’est noté nulle part.
Personne n’a de temps ni l’envie d’aller plus loin, chacun s’enquiert de ce qui ne recevra aucune réponse; personne ne veut en savoir plus sur son voisin, chacun tient simplement à garder le contact, sa serviette ou son cabas. Les voyageurs se tournent le dos sans que ce geste ne constitue une offense, on se connaît bien, on se connaît mal, c’est assez. Il y a tant à faire et tout va si vite; les phrases sont courtes, le train s’arrête à tout bout de champ, les portes s’ouvrent et se ferment. On prend un bref instant la place qui est la sienne avant de la céder au suivant. Billet plein, abonnement-général ou demi-tarif, on est à destination; personne n’aura à la fin tout à fait quitté le quai ni raté le train, comme si tout était resté en place. Ça aura fait pourtant un peu d’animation. Au détour chacun aura attesté de ses liens avec la communauté et témoigné de sa présence; ce soir les hommes, les femmes et les enfants seront fatigués, c’est le prix, mais ça aura tenu une fois encore.

Corcelles-le-Jorat / 10 heures

Véranda (Célestin Freinet LXI)

Riau Graubon / 19 heures

C’est pourquoi je voudrais offrir un ensemble – matériel et technique – si parfait qu’il se suffise à lui-même, sans mode d’emploi, par la seule vertu des sollicitations impératives qu’il ferait aux besoins primordiaux et aux tendances naturelles de tous les enfants. Il y a des outils qui ne sont qu’accessoires, et dont on ne voit pas, d’emblée, la place logique dans le processus vital. Alors, des explications sont nécessaires, et impuissantes d’ailleurs, comme vous l’avez si bien montré. C’est comme ces potions et ces liqueurs devant lesquelles on hésite, perplexe: seront-elles bonnes pour notre santé comme on nous l’affirme? Mais qui nous le prouve? Et quelle quantité ingérer? A quels moments de la journée? […]

Si je parviens à permettre aux enfants l’usage de ce travail, les instituteurs auront beaucoup moins à pousser, à animer, à expliquer. Ils sont aujourd’hui comme à l’origine de tout, puisqu’eux seuls détiennent les secrets qu’on n’a pas encore su demander à l’action intelligente. Votre besogne est si profondément ingrate et rebutante aujourd’hui parce que vous êtes engagés sur une machine qui fonctionne étrangement mal, avec des pannes incessantes qui vous obligent à graisser exagérément, à donner de l’essence en excès et en pure perte, à exciter l’allumage au dépens de la résistance de votre batterie, et à descendre parfois même de votre machine pour la pousser jusqu’au haut de la côte.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’éducation du travail

Rue du Levant (Célestin Freinet LX)

Martigny / 10 heures
Je n’insiste d’ailleurs pas davantage, ceci dit seulement pour préciser encore la nécessité d’un ordre intérieur, pour ainsi dire catégorique, impératif, dans les travaux-jeux et les jeux-travaux auxquels nous allons nous livrer. C’est peu, mais c’est beaucoup. Que dis-je? C’est tout. Sans cet ordre, sans cette motivation essentielle incluse dans le devenir individuel et social, nous n’aurons fait qu’offrir à nos élèves des occupations que nous devrons peut-être leur imposer par la suite et qui, manquant leur but, exigeront des jeux de détente compensatrice et d’évasion. Encore une fois, nous aurons défloré la magnifique construction.
Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’éducation du travail