Plage Blanche

Le Grand Blasket / 11 heures

Cher Pierre,

Une centaine de phoques se roulent sur la plage du Grand Blasket tandis que la cinquantaine de passagers du Lady Breda, embarqués sur un zodiaque par demi-douzaine, y mettent le pied à un peu plus de 11 heures.
La moitié des phoques, qui se méfient de ces nouveaux arrivants, prend le large; les seconds s’enhardissent, ceux qui restent s’inquiètent, une douzaine attend de voir venir, tout le monde comprend alors que les autochtones ne prolongeront leur sieste qu’à certaines conditions.
C’est un Italien en costume de bain aux couleurs de la Juventus de Turin qui, bien décidé à nager avec eux, les fera fuir en témoignant de ses bonnes intentions par des cris qu’il croit faire partie de leur langue. Trop c’est trop, ils plongent dans la première vague venue, ondulent avant de prendre la poudre d’escampette. Je les reverrai au nord de l’île, dans de petites criques, par petits groupes ou par deux, la mère et sa fille ou son fils.
Le Grand Blasket appartient en réalité, depuis 1953, aux moutons qu’un lainier du continent vient tondre une fois par année, à deux ânes qui vivent flanc contre flanc, et aux lapins qui ont multiplié les galeries depuis que les insulaires ne les chassent plus; j’en ai vu trois, pas très farouches. Le ciel, lui, appartient aux cingles et aux goélands. Aucune autre âme qui vive sinon celles de la bruyère, du trèfle et des linaigrettes, et celle d’un chemin dans l’herbe rase qui suit un vieux tracé dont la tourbe se souvient, il monte sans effort jusqu’à un col qui permet de repasser sur le versant occidental et de rejoindre par en-haut les restes de la douzaines de maisons occupées autrefois par les insulaires. Certaines sont en cours de restauration, deux ravalées à la chaux; une troisième, à la porte jaune, semble même occupée: on devine derrière les carreaux de la petite fenêtre orientale un cierge, un rouet, un verre, quelques pinceaux, un chapeau, et dehors un panneau solaire.
Je lis au retour, à l’arrière du Lady Breda, les premières pages du récit de Tomás O’Crohan; il n’y est pas question de phoques que les hommes importuneraient, mais de marsouins et d’une pêche sur la Plage Blanche, miraculeuse et sanglante.

Le Grand Blasket

Dunquin / 17 heures

La plus âgée des filles fut la première à partir, elle passa une année ou deux à travailler à Dingle, quelque part dans la campagne environnante pour y gagner un peu d’argent; elle était impatiente à l’idée de partir, elle reçut également le soutien de ses parents restés à la maison. Le prix du trajet n’était pas très élevé à l’époque, je crois que vous pouviez voyager de Cobh à New-York pour six livres. Une fois en Amérique, elle pensa à ses frères, à la maison de l’autre côté de l’océan, qui n’avaient rien à faire et aucun moyen de gagner de l’argent sinon en mendiant; elle leur envoya l’argent pour le trajet dès qu’elle en eut les moyens. Ils partirent l’un après l’autre […]
Voilà comment la jeunesse et la vigueur des insulaires fut détruite, ils partirent en Amérique.

Seán O’Crohan

Si les îles Blasket constituent les premières terres habitables quand on quitte la pointe la plus occidentale du continent européen pour l’Amérique, elles constituent également, à ma connaissance, les seules îles évacuées sur ordre d’un gouvernement, au prétexte que la vie de leurs habitants était trop difficile. L’évacuation eut lieu le 17 décembre 1953, ils n’étaient plus que 22.
Après-midi donc au centre d’exposition des îles Blasket qui présente leur histoire, leur littérature et leur vie quotidienne. J’en ressors avec L’Homme des îles de Tomás O’Crohan, traduit par Jean Buhler en 1989. Celui-ci, mort à la Chaux-de-Fonds au printemps dernier, a eu l’idée de cette traduction en 1949 déjà alors qu’il pêchait la morue et lisait ce récit à bord d’un chalutier islandais, bouleversé par la vie de cette petite communauté européenne et atlantique.
Il n’en reste rien sinon quelques ruines, écrit Jean Buhler, pierres délitées, champs incultes, bruyères et je ne sais quelle atmosphère tissée de récits. Je m’y rends demain si le temps et les marées me le permettent, avec dans la poche la traduction de Jean Buhler.

Cappagh

Dingle / 19 heures

Cher Pierre,

Dingle n’a pas échappé, contrairement à ce que j’imaginais un peu naïvement, à la vague des grands bouleversements de la seconde moitié du XIXème siècle; ceux-ci ont obligé ses habitants à voir plus grand et à ouvrir une ligne de chemin de fer entre Tralee et Dingle qui a accéléré, dès 1880, l’acheminent du poisson vers les centres de distribution. On devine son tracé dans le vieux bâti et on prend acte des transformations qu’il a générées dans un port qui a grandi trop vite.
En face de la gare qui n’existe plus, en bout de ligne, de l’autre côté de la jetée aux bites de laquelle sont amarrés quelques bateaux de pêche, demeurent les anciens locaux de conditionnement du poisson, transformés en fish and chips; son patron m’a fait voir un livre qui contient quelques photos de ce train, de ses wagons, de leur mise en service et de leur désaffectation en 1953, lorsque les autorités décidèrent d’offrir aux camions frigorifiques une route au revêtement tout neuf qui sonna le glas de la ligne Tralee-Dingle.
Il convient de s’étonner une fois encore de la faible durée d’exploitation de ces trains qui ont nécessité des investissements colossaux, conçus pour le transport des richesses locales et retirés de la circulation, pour la plupart, entre le milieu du siècle passé et les années septante, un peu avant qu’on ne s’avise qu’ils auraient pu constituer une excellente alternative à la voiture et offrir les lignes directrices à l’aménagement de nos territoires.
Les parkings qui prolifèrent à Dingle entre l’ancienne voix ferrée et l’océan ont congestionné le centre, on ne voit plus d’issue. C’est ce que m’a confié la femme qui nous a accueillis au Grey’s Lane – un restaurant où il fait bon manger – alors qu’on s’en allait; elle y travaille depuis quelques mois déjà, arrivée là après un long détour par le Canada et un retour à la case départ, la Belgique où elle est née et où elle a fait ses classes puis obtenu un master en archéologie et en histoire de l’art.
Aucune amertume dans sa voix, une reconnaissance même pour la beauté de ce coin de terre et la gentillesse de ses habitants qui font croire à un bonheur gaélique, mais ils ne compenseront pas l’impression insistante que quelque chose s’est arrêté à Dingle, pris dans les rets de la consommation, des fish & chips et des boutiques, des pubs et des bed & breakfast, des restaurants et de la laine d’Aran. Elle l’avoue, son cœur la porte désormais ailleurs.