Cappagh

Dingle / 19 heures

Cher Pierre,

Dingle n’a pas échappé, contrairement à ce que j’imaginais un peu naïvement, à la vague des grands bouleversements de la seconde moitié du XIXème siècle; ceux-ci ont obligé ses habitants à voir plus grand et à ouvrir une ligne de chemin de fer entre Tralee et Dingle qui a accéléré, dès 1880, l’acheminent du poisson vers les centres de distribution. On devine son tracé dans le vieux bâti et on prend acte des transformations qu’il a générées dans un port qui a grandi trop vite.
En face de la gare qui n’existe plus, en bout de ligne, de l’autre côté de la jetée aux bites de laquelle sont amarrés quelques bateaux de pêche, demeurent les anciens locaux de conditionnement du poisson, transformés en fish and chips; son patron m’a fait voir un livre qui contient quelques photos de ce train, de ses wagons, de leur mise en service et de leur désaffectation en 1953, lorsque les autorités décidèrent d’offrir aux camions frigorifiques une route au revêtement tout neuf qui sonna le glas de la ligne Tralee-Dingle.
Il convient de s’étonner une fois encore de la faible durée d’exploitation de ces trains qui ont nécessité des investissements colossaux, conçus pour le transport des richesses locales et retirés de la circulation, pour la plupart, entre le milieu du siècle passé et les années septante, un peu avant qu’on ne s’avise qu’ils auraient pu constituer une excellente alternative à la voiture et offrir les lignes directrices à l’aménagement de nos territoires.
Les parkings qui prolifèrent à Dingle entre l’ancienne voix ferrée et l’océan ont congestionné le centre, on ne voit plus d’issue. C’est ce que m’a confié la femme qui nous a accueillis au Grey’s Lane – un restaurant où il fait bon manger – alors qu’on s’en allait; elle y travaille depuis quelques mois déjà, arrivée là après un long détour par le Canada et un retour à la case départ, la Belgique où elle est née et où elle a fait ses classes puis obtenu un master en archéologie et en histoire de l’art.
Aucune amertume dans sa voix, une reconnaissance même pour la beauté de ce coin de terre et la gentillesse de ses habitants qui font croire à un bonheur gaélique, mais ils ne compenseront pas l’impression insistante que quelque chose s’est arrêté à Dingle, pris dans les rets de la consommation, des fish & chips et des boutiques, des pubs et des bed & breakfast, des restaurants et de la laine d’Aran. Elle l’avoue, son cœur la porte désormais ailleurs.

Baie de Dingle

Dingle / 19 heures

Cher Pierre,

Huit mois que notre voisin de table est à Cork, chez un cousin. Il est arrivé de Strasbourg avec un master de physique, une solide expérience dans le domaine de la restauration et un papier qui devrait lui permettre de piloter un jour un avion, dans l’armée, chez les pompiers ou EasyJet, peu importe c’est un rêve. On l’a rencontré entre deux averses sur la terrasse du Natural Foods Bakery où il travaille, au cœur du parc que la ville de Cork a ouvert sur la rive droite de la Lee.
Notre accent ne lui est pas étranger, il a atterri Il y a une dizaine d’années dans le canton de Vaud pour ramasser du tabac dans la Broye. L’homme qu ne se départit pas de son sourire est tout jeune, vingt cinq ans à peine; il en est pourtant à sa seconde ou troisième vie, et on ne voit aucune raison qu’il n’en vive pas encore une douzaine; depuis qu’il s’est établi à Cork il a mis de côté quelques centaines d’euros, il lui en faut encore plus de 40000, c’est le prix de la seconde partie de son brevet de pilote.
Il est 10 heures, on prend la N22 pour rejoindre Dingle, une petite ville de pêcheurs située à l’extrême ouest des îles britanniques, isolée, que tout oppose à celle de Lowestoft, à l’extrême est des îles britanniques. Sebald l’évoque dans Les Anneaux de Saturne: Lowestoft a été dans la seconde partie du XIXème siècle l’un des plus importants ports de pêche du Royaume-Uni et une station balnéaire connue mais qui, dévorée par la fièvre de la spéculation à la fin du XXème siècle, s’est retrouvée sinistrée. La petite ville de Dingle devrait avoir échappé aux vicissitudes et au destin de Lowestoft, même si la reine Victoria a fait un saut en 1861 dans la ville de Killarney, à l’entrée de la presqu’île, pour lancer celle-ci dans le concert des stations de villégiature. Les habitants de Dingle devraient avoir vécu le dos à la terre et les yeux dans le vide, loin des centres où s’est écrite l’histoire du capitalisme, tournés vers sa fin avant même d’avoir commencé. Des résistants sans le vouloir, qui n’auraient jamais cédé au charme de nouvelles installations balnéaires, d’une nouvelle jetée, de pontons de promenade, de nouveaux réverbères, évitant ainsi l’ombre des ruines, les baisses saisonnières, les façades rongées par l’humidité, les jardinets à l’abandon.
Nous sommes arrivés à Dingle dans l’après-midi, sous la pluie et dans un déluge de verts et de gris, nos hôte nous ont accueillis avec un grand sourire. Pour le reste ce n’était pas tout à fait ce que j’imaginais.

St Catherine´s Park

Dublin / 10 heures 

Cher Pierre,

Cinq heures du mat’ sur la petite ville de Cork, un homme et une femme, ivres, s’accrochent d’une main à la barrière qui longe la Washington Street, de l’autre à une canette de bière, le ciel est noir, la nuit a été longue pour les naufragés. Cinq ou six hérons se déhanchent devant l’English Market, ils sont connus des poissonniers, mais ils s’en méfient et demeurent sur leur garde.
L’express Cork-Dublin démarre à 6 heures 15, les quelques voyageurs se sont aussitôt branchés sur le réseau-wifi que l’Irish Rail met à la disposition de ses clients, je ne les reverrai ni ne les entendrai avant 8 heures 30, sur la rive droite de la Liffey à Dublin.
Le soleil s’est glissé sous la masse nuageuse, noire, menaçante, et lance ses premiers rayons, ce sera vraisemblablement les derniers, il ne faut guère espérer de ce côté-ci, le soleil va se dérober sitôt qu’il aura pris de la hauteur. Il faudrait cependant toujours compter avec son ignorance, en moins d’une demi-heure en effet le ciel, à mesure que le train avance, se défait de ce qui l’encombrait et on se réjouit à nouveau. Le paysage n’est pourtant pas tout neuf, il a gardé les traces d’un découpage de la première heure: prairies, prairies encore, prairies cernées de haies, des friches, quelques arpents de céréales et des chemins de terre qui séparent et rassemblent ces morceaux épars; on aperçoit plus loin des éoliennes perchées sur l’échine de rares collines; une ruine ici une ruine là et, perdues dans cet espace au rythme primitif des maisons sans passé et quelque chose qui n’en finit pas, reconduit de proche en proche jusqu’à la mer.
La terre se plisse après Limerick, aux vaches s’ajoutent des moutons et des chevaux. Tout se brouille aux portes de Dublin, devient illisible; les zones de dépôt jouxtent des terrains de golfe et empiètent sur de nouveaux quartiers, on peine à repérer dans le paysage une ligne de chance ou un avenir; la lumière dépose une poussière grise sur les chênes et les saules, de la suie sur le ballast.
Entrer dans Dublin à un peu plus de huit heures du matin, fatigué par une nuit trop courte alors que le soleil – qui n’est pas un traître – réapparaît après s’être caché, emprunter l’interminable Steven Street qui mène à l’hôpital, quitter Thomas Street à la hauteur du vicolo qui longe le St Catherine´s Park derrière l’église restaurée du même nom, avec des goélands qui crient et raient le ciel, me retrouver au milieu de pierres tombales anonymes et de petites gens que le sort n’a pas épargnés aurait pu suffire. Je ne me suis pas arrêté là et j’ai continué jusqu’à la bibliothèque de Trinity College.
Je dois dire que l’air est plus frais à Dublin qu’ailleurs, plus transparent, plus liquide; les voix des femmes plus cuivrées, plus décidées, les hommes plus tatoués et sans arrière-pensées, tous nés de l’union de ceux qui sont partis et de ceux qui sont restés. Ajoutons pour conclure que les gens de Dublin doivent beaucoup à saint Patrick qui, fort heureusement, a depuis longtemps quitté sa cathédrale.