Ancienne Ochette (Célestin Freinet XIX)
Moudon / 12 heures
Je suis devenu assez sceptique sur les raisons véritables qui poussent les gouvernants aux initiatives prétendues humanitaires. Ce n’est pas parce qu’on supposait que les enfants étaient insuffisamment éduqués dans leur famille, ni assez bien préparés à leur destinée d’hommes, qu’on a construit des écoles, dressé et payé des instituteurs. C’est à un lot d’idéalistes ingénus que nous devons de telles explications. La vérité, c’est que la complication croissante des techniques de travail nécessitait une formation spéciale et un minimum d’initiation et d’instruction de la masse du peuple, sans compter la part de dressage, de « formation » indispensable pour plier les hommes à des actes et à des modes de vie qui ne leur sont pas naturels… […]
On fait appel aux magiciens d’abord, aux sorciers; plus tard, aux religions et à leurs prêtres; puis aux savants, aux moralistes, et aux philosophes. Une collaboration intime, consciente ou non, s’établit: les possédants, les chefs, les maîtres paient plus ou moins grassement les dispensateurs d’illusion, ceux qui sont capables d’expliquer aux travailleurs – et logiquement s’il vous plaît! – la nécessité sociale ou divine d’accepter leur sort, d’aller toujours plus avant dans cette voie d’assujettissement et de sacrifices, et bénissant même les rois et les dieux des grâces dont ils les font bénéficier.Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du Travail, La culture profonde, 1949
Jardin (Célestin Freinet XVIII)
Corcelles-le-Jorat / 15 heures
La porte s’est refermée, et, à l’intérieur de ces murs savamment habillés de cartes et de tableaux, vous avez prêché une morale qui leur est étrangère, sinon indifférente; vous leur avez offert, ou imposé la lecture de textes qui restaient à cent lieues de leurs vivantes préoccupations; vous avez tenté des leçons qui, vous le sentiez bien, glissaient sur des esprits que vous parveniez si rarement à toucher et à retenir.
Avez-vous essayé parfois de connaître les sujets profonds des si nombreuses distractions de vos élèves? Un chant de coq, le pas heurté d’une ânesse descendant le chemin pierreux, le crissement d’un arrosoir sur les barres de fer de la fontaine, ou tout simplement un nuage passant devant le soleil et assombrissant brusquement la classe, suffisent à rompre ce charme factice que vous essayez de créer… La sève ne circule plus dans votre école, et vous avez beau faire, vous n’obtiendrez vous aussi, de ce fait, que des produits rabougris… Vous pourrez embellir vos histoires, les raconter de votre voix la plus délicieusement nuancée, tâcher d’accaparer l’intérêt de vos bambins par des jeux, des images, du chant, du cinéma!… Peine perdue si vous ne retrouvez la sève!… et celle-ci ne part point de votre science pédagogique: elle circule à partir de la vieille cuisine sombre, du chemin rocailleux, de la tête neuve et lustrée du poulain, et du troupeau gambadant au sortir de l’étable.Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du Travail, Les dangers de la scolastique, 1949