Grand-Mont / (Célestin Freinet XV)

Le Mont-sur-Lausanne / 15 heures

– Vous avez pleinement raison. Aussi nous appliquons-nous, dans nos écoles, à diriger nos enfants dans le bon sens, mais nous ne sommes pas les maîtres exclusifs ni même décisifs de leur destinée.
– Ce serait une façon trop simple de vous disculper, sous prétexte que vous n’êtes pas les seuls à mal faire.
J’ai tort peut-être, mais je n’ai pas pour habitude de faire ma petite besogne, puis de me laver hypocritement les main des conséquences possibles de mes actes. […]
Vous n’avez pas davantage le droit de jeter la graine sans savoir ce qu’il en adviendra. Ces mains, qui sont tout à la fois à l’origine des techniques qui les prolongent et de l’esprit qui les idéalise, vous n’avez pas le droit de les habituer à un usage futile, parfois même malsain, ou immoral. Tout geste, tout acte, tout entraînement, acquièrent chez vous une importance exceptionnelle à cause justement de la sensibilité extrême des êtres dont vous avez la charge. Il ne s’agit pas de procéder inconsidérément, au gré des modes et des théories, puis de vous excuser des conséquences de votre intervention, ou d’essayer de les corriger par d’inutiles prêches et des sanctions superflues. Que dirions-nous d’un homme qui sèmerait son blé en août, sans se soucier si les épis, naissant prématurément à l’automne, ne vont pas être brûlés inévitablement par le froid de l’hiver; ou qui sèmerait en mai quand la terre a déjà fait éclater sa sève; qui planterait au sec les arbres et les graines aux petites racines, qui ont besoin de l’humidité de la vallée, et près de la rivière les arbres puissants ennemis seulement de la gelée blanche? Croyez-vous qu’il lui suffirait ensuite d’accuser Dieu, les éléments, les graines ou les plants, ceux qui les ont mis en terre, et ceux qui les ont regardé faire sans protester?
Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’enseignement du passé

Petit-Mont / (Célestin Freinet XIV)

Le Mont-sur-Lausanne / 15 heures

– En vous voyant, monsieur Mathieu. si calme au soir d’un jour béni, j’imagine que c’est ainsi déjà que s’asseyait sans doute votre père, quand il venait de pétrir et de cuire…
– Ce qui prouve que le progrès, dans notre village du moins, a étrangement piétiné, puisque rien, en effet, ne semble changé après cent ans d’existence! Ne parlons pas de la ville, car alors je pourrais me demander, au spectacle des carnages et de la détresse actuelle, s’il n’y a pas eu recul.
Eh oui! en cent ans, on nous a construit une école. C’est beaucoup, j’en conviens, et c’est peu, parce qu’une école ainsi perdue dans un ensemble d’éléments qui se fixent dans leur forme au lieu d’évoluer en s’adaptant aux idées nouvelles, ne peut avoir une influence bien profonde sur la vie et le comportement des générations qui passent. […]
On a demandé à l’école de se charger de la besogne, et des philosophes, des écrivains, des savants ont participé à l’édification d’une conception nouvelle de la vie, qui n’a que le tort d’être imposée d’en haut, sans tenir compte de ce qui existait et qui n’était pas toujours mauvais, avec ses assises profondes et sûres; d’avoir plaqué sur une civilisation aux trames ancestrales, une conception du monde étriquée et factice avec ses rythmes anormaux, ses intérêts et ses idéaux. […]
Ils ont cru, vos hommes de science, vos philosophes, vos pédagogues, qu’il était possible de prendre des êtres humains comme ils se saisissent de la matière brute, de les malaxer dans leurs laboratoires, de les combiner pour former d’autres vies, comme ils créent des alliages. L’industrie, symbole de l’économie nouvelle, poursuivait l’opération sur le plan matériel; eux, ils étaient chargés de la besogne intellectuelle et morale. Ils ont pensé – et ils vous en ont persuadés – qu’il était possible d’arracher, par le raisonnement pour ainsi dire, par la démonstration logique, en se servant notamment du levier de l’intelligence, qu’il était possible d’arracher les hommes à la culture, même empirique, qui les a imprégnés, au sol qui a nourri leur sève, à tous ce décisif et permanent passé qui est à la vie sociale ce qu’est la mémoire à la vie individuelle, tenace comme ces racines qui cèdent un instant quand s’abat l’arbre, mais qui se raccrochent aussitôt à la terre nourricière pour envoyer au tronc menacé encore un peu de vie.

Célestin Freinet,
Oeuvres pédagogiques I, L’enfant déraciné

Aire de Mouxy (Célestin Freinet XIII)


Aix-les-Bains/ 17 heures 
La journée était délicieuse et sonore… des pigeons « favards » traversaient la vallée majestueusement; les geais s’appelaient et se groupaient autour de la vieille cabane au milieu du bois; les merles jouaient sous les broussailles ou dans les fourrés de haricots jaunissants. Un parfum vigoureux montait des coteaux de thym et de lavande.
Etendu sur le dos, la tête appuyée sur ma vieille veste, je sentais un bien-être subtil m’engourdir. On aurait dit que me pénétrait une portion d’éternité… Et je pensais qu’il serait sacrilège de se boucher les oreilles et d’écarter son esprit de cette indicible richesse…
Rosette lit
Elle ne voit rien de tout cela; elle ne sent rien de cette merveille! Elle se plonge dans on livre d’illusions, son livre menteur. […]
Elle croit que la vie a les couleurs excitantes et flatteuses que lui attribuent les livres et l’écran. Mais les désillusions viendront, trop tard, hélas!
– Vous avez raison pour ce qui concerne le cinéma. Mais il existe de bons livres et ce n’est pas notre faute si ce sont les mauvais qu’on lit. – Si elle n’est pas seule responsable, votre école n’est pourtant pas aussi innocente que vous voudriez le croire et le dire.
Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Le progrès