C208 (Célestin Freinet VIII)

Le Mont-sur-Lausanne / 9 heures

Autrefois, les arbres étaient généralement forts et sains, sans doute parce qu’on ne s’obstinait pas à contrarier la nature en les cultivant là où ils ne pouvaient ni pousser ni produire normalement. Et ils produisaient sans taille savante, sans traitement d’aucune sorte, naturellement, parce que c’est la fonction des arbres de produire des fruits. […]
La civilisation a cru qu’elle pouvait impunément, et à son gré, domestiquer la nature; qu’il suffisait à l’homme de dire, parce qu’il en escomptait un bénéfice notable: « Dans ce champ, je vais planter tant d’arbres fruitiers… Chaque arbre produira en moyenne tant… ce qui me fera une récolte autorisant une mise de fonds de tant… » […]
La science a répondu aveuglément aux souhaits des marchands et des spéculateurs: avec des engrais de diverses compositions, elle a réglé le cours de la végétation pour éviter les intempéries désastreuses. L’humidité anormale favorisait la prolifération des champignons, des microbes et des insectes nuisibles à la fructification… Qu’à cela ne tienne! On a recherché, expérimenté, employé des insecticides puissants qui ont effectivement détruit microbes et champignons. […]
– Pris en eux-mêmes certes, ces résultats sont dignes d’admiration, tout comme le merveilleux essor de l’aviation de guerre, la précision mathématique des canons et des torpilles, la mobilité des tanks…
– Les choses ne sont pourtant pas comparables, et vous n’allez pas assimiler les oeuvres essentielles d’alimentation et de vie aux forces diaboliques de destruction aujourd’hui déchaînées?
– Il n’y a malheureusement qu’une différence de degré dans les dangers et la nocivité de ces fils communs d’une même science; […] d’une science qui pousse jusqu’à l’absurde la rigueur apparente de ses interprétations, qui étudie, commente et exploite des observations exactes en elles-mêmes, vues dans le milieu artificiel du laboratoire, ou avec les oeillères déformantes du seul profit mercantile […].
Je voudrais vous prouver comme je le sens qu’il y a là, comme qui dirait une erreur d’aiguillage, une fausse conception des efforts intelligents de l’homme, qui font que ce qu’on croit bien et bon, des réalisations qu’on admire, nous conduisent néanmoins au désordre et à la catastrophe.
Et pas dans le seul domaine des sciences médicales, agricoles ou alimentaires. La même erreur a imprégné la culture et l’éducation, et c’est sur ce point que je voudrais insister.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Dangers de dégénérescence

Bibliothèque (Célestin Freinet VII)

Riau Graubon / 12 heures

Le vin coulait dans les verres avec un glougloutement cristallin; il était d’un noir brillant tel un fruit sauvage…
– Vous pouvez faire claquer vos langues… C’est du pur jus… On dirait qu’on boit du soleil, n’est-ce pas? […] Vous parliez de la science, monsieur Long, de ce dieu nouveau qui doit apporter aux hommes une raison de vivre et le moyen aussi de réaliser la destinée qu’ils n’ont pu jusqu’à ce jour qu’imaginer et espérer.
Dans la mesure où elle nous apporte une étude impartiale, solidement basée sur l’expérience sûre, sur une documentation complète, quelque chose qui soit évident comme deux et deux font quatre, et non seulement aujourd’hui et en ce lieu, mais exact aussi dans le temps et dans l’espace, une sorte de vérité portant en elle la pérennité du divin, je considère moi aussi la science comme une grande conquête humaine, je la révère et l’appelle.
Mais, hélas, il s’agit encore là d’un idéal après lequel nous courons, d’une insaisissable clarté que nous poursuivons obstinément, [………] Il faudrait toujours dire: la science humaine, pour en marquer la faillibilité et la relative impuissance […]
Quelles garanties pouvons-nous avoir, raisonnablement, que ce qu’on nous présente aujourd’hui comme scientifique l’est plus que ce qu’on nous disait hier tout aussi scientifique pour en dénoncer ensuite impudiquement les méfaits? […]
A l’échelle de l’immédiat, au jour le jour, les hommes de science peuvent voir raison. A l’échelle de la nature et de l’humanité, leurs erreurs ne sont pas sans influence directe sur la dégénérescence et la décadence dont les événements actuels sont la conséquence.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Les erreurs humaines de la science

Hermenches (Célestin Freinet VI)

Hermenches / 10 heures
– Vous ne pouvez pourtant nier que la science ait vraiment produit de grandes choses…
– Je ne nie rien, mais je ne m’ébahis pas non plus devant la magie du cinéma, de la radio, de la lumière crevant les ténèbres, de la vitesse mangeant les espaces. Je continue à trouver tout aussi merveilleux, et même plus, le mystère de la vie dans sa féconde diversité, l’explosion de la fleur qui s’ouvre, la magie de la pensée et du souvenir. Oui, j’admire le génie de l’homme, mais j’admire encore plus les miracles renouvelés dont la nature nous offre l’émouvant spectacle, et je garde, intégral, mon scepticisme sur le pouvoir virtuel de vos techniques.
Quand nous étions petits, nous aimions jouer aux nids. Nous nous appliquions à façonner l’herbe sèche, à l’entremêler de brindilles, à en adoucir la couche d’une mousse fine ou d’un tendre duvet parfois arraché à quelque vieux nid de la saison précédente. Et nous cachions notre demeure imaginaire avec une science qui semblait égaler l’instinct des oiseaux. Mais la magie s’arrêtait là: les oeufs chauds et brillants qui couvent la vie, le pépiement des oisillons, le mystère touchant des plumes recouvrant lentement la chair rose, les becs grands ouverts pour quêter la nourriture délicate, l’émotion du premier envol, nous pouvions les imaginer, mais non les imiter ni les produire. Ce qui ne nous empêchait pas de nous passionner au printemps au spectacle de la vie qui naissait au fond des nids, s’agitait, pépiait, débordait jusqu’à ce que soit accomplit le cycle.
Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
La source doit devenir torrent, rivière et fleuve