C107 (Célestin Freinet IX)

Le Mont-sur-Lausanne / 11 heures

Ce mot de science, auquel nous nous sommes déjà longuement attaqués, a trop lié son destin à cette autre notion: le progrès. Et qui dit progrès dit marche en avant, et dédain plus ou moins injuste, plus ou moins dangereux, des pensées et des techniques du passé, comme si le progrès lui-même n’était pas fonction de ce passé, et s’il n’était pas le long et humain aboutissement des erreurs, des expériences, des tâtonnements, de la lutte obstinée des bons ouvriers qui nous ont précédés. […]
Vous êtres trop, vous autres thuriféraires de la science et du progrès, comme ces fils qui, parce qu’ils se sont élevés quelque peu dans l’échelle économique – qui n’est pas forcément l’échelle sociale, et encore moins l’échelle humaine –, parce qu’ils portent beau, habitent des maisons claires et propres et voyagent en auto, regardent avec commisération et parfois avec dédain leurs parents restés pauvres et humbles. Pourtant, tout ce qu’ils ont de bon, hors ce vernis extérieur qui ne fait pas longtemps illusion, ce qu’ils ont de courage et d’élan, et de confiance ancestrale en la vie, et ce qui leur reste de droiture d’esprit de bon sens, tout cela ne leur vient-il pas de leurs parents, ou des parents de leurs parents, ou de leurs proches?
Vous procédez comme ces inconscients prétentieux: vous habillez la civilisation – ce que vous appelez la civilisation – d’ors et de brillants, de clinquant plutôt; vous couvrez le passé d’un gris d’obscurantisme et vous triomphez: «Voyez où se trouvent la lumière et le progrès!… »

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Le clinquant. L’or et l’argent

C208 (Célestin Freinet VIII)

Le Mont-sur-Lausanne / 9 heures

Autrefois, les arbres étaient généralement forts et sains, sans doute parce qu’on ne s’obstinait pas à contrarier la nature en les cultivant là où ils ne pouvaient ni pousser ni produire normalement. Et ils produisaient sans taille savante, sans traitement d’aucune sorte, naturellement, parce que c’est la fonction des arbres de produire des fruits. […]
La civilisation a cru qu’elle pouvait impunément, et à son gré, domestiquer la nature; qu’il suffisait à l’homme de dire, parce qu’il en escomptait un bénéfice notable: « Dans ce champ, je vais planter tant d’arbres fruitiers… Chaque arbre produira en moyenne tant… ce qui me fera une récolte autorisant une mise de fonds de tant… » […]
La science a répondu aveuglément aux souhaits des marchands et des spéculateurs: avec des engrais de diverses compositions, elle a réglé le cours de la végétation pour éviter les intempéries désastreuses. L’humidité anormale favorisait la prolifération des champignons, des microbes et des insectes nuisibles à la fructification… Qu’à cela ne tienne! On a recherché, expérimenté, employé des insecticides puissants qui ont effectivement détruit microbes et champignons. […]
– Pris en eux-mêmes certes, ces résultats sont dignes d’admiration, tout comme le merveilleux essor de l’aviation de guerre, la précision mathématique des canons et des torpilles, la mobilité des tanks…
– Les choses ne sont pourtant pas comparables, et vous n’allez pas assimiler les oeuvres essentielles d’alimentation et de vie aux forces diaboliques de destruction aujourd’hui déchaînées?
– Il n’y a malheureusement qu’une différence de degré dans les dangers et la nocivité de ces fils communs d’une même science; […] d’une science qui pousse jusqu’à l’absurde la rigueur apparente de ses interprétations, qui étudie, commente et exploite des observations exactes en elles-mêmes, vues dans le milieu artificiel du laboratoire, ou avec les oeillères déformantes du seul profit mercantile […].
Je voudrais vous prouver comme je le sens qu’il y a là, comme qui dirait une erreur d’aiguillage, une fausse conception des efforts intelligents de l’homme, qui font que ce qu’on croit bien et bon, des réalisations qu’on admire, nous conduisent néanmoins au désordre et à la catastrophe.
Et pas dans le seul domaine des sciences médicales, agricoles ou alimentaires. La même erreur a imprégné la culture et l’éducation, et c’est sur ce point que je voudrais insister.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Dangers de dégénérescence

Bibliothèque (Célestin Freinet VII)

Riau Graubon / 12 heures

Le vin coulait dans les verres avec un glougloutement cristallin; il était d’un noir brillant tel un fruit sauvage…
– Vous pouvez faire claquer vos langues… C’est du pur jus… On dirait qu’on boit du soleil, n’est-ce pas? […] Vous parliez de la science, monsieur Long, de ce dieu nouveau qui doit apporter aux hommes une raison de vivre et le moyen aussi de réaliser la destinée qu’ils n’ont pu jusqu’à ce jour qu’imaginer et espérer.
Dans la mesure où elle nous apporte une étude impartiale, solidement basée sur l’expérience sûre, sur une documentation complète, quelque chose qui soit évident comme deux et deux font quatre, et non seulement aujourd’hui et en ce lieu, mais exact aussi dans le temps et dans l’espace, une sorte de vérité portant en elle la pérennité du divin, je considère moi aussi la science comme une grande conquête humaine, je la révère et l’appelle.
Mais, hélas, il s’agit encore là d’un idéal après lequel nous courons, d’une insaisissable clarté que nous poursuivons obstinément, [………] Il faudrait toujours dire: la science humaine, pour en marquer la faillibilité et la relative impuissance […]
Quelles garanties pouvons-nous avoir, raisonnablement, que ce qu’on nous présente aujourd’hui comme scientifique l’est plus que ce qu’on nous disait hier tout aussi scientifique pour en dénoncer ensuite impudiquement les méfaits? […]
A l’échelle de l’immédiat, au jour le jour, les hommes de science peuvent voir raison. A l’échelle de la nature et de l’humanité, leurs erreurs ne sont pas sans influence directe sur la dégénérescence et la décadence dont les événements actuels sont la conséquence.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Les erreurs humaines de la science