Valentin 41 (Célestin Freinet IV)

Lausanne / 9 heures

C’était un après-midi clair de printemps, le soleil déjà chaud montait chaque jour un peu plus au-dessus des collines, faisant reculer la tache sombre de l’Hubac où persistaient, au penchant des vallons, de larges plaques de neige. […]
On est maintenant au milieu, l’endroit le plus difficile. Que faire? Rebrousser chemin? Impossible… Alors on se précipite aveuglément vers l’autre rive parce que c’est vraiment la seule solution raisonnable.
Si nous nous étions trompés de chemin? Si la voie souhaitable était sur la rive abandonnée? Tant pis! On n’a pas le courage d’affronter une nouvelle fois le danger. On restera dans l’erreur; on s’y engagera toujours davantage; on y adaptera seulement ce qui nous reste d’élans généreux, d’efforts désintéressés, de subtilité intellectuelle. Et si quelque original nous montre, sur la rive que nous avons inconsidérément quittée, la vraie voie que nous aurions dû suivre, nous savons faire appel à tout l’arsenal culturel et religieux pour lui prouver que c’est lui qui a tort.
Nous en sommes à cette période de crise. Nous sommes de ceux qui n’ont pas encore franchi la rivière et qui voudraient ramener vers le bord les voyageurs qui se sont embarqués malgré eux dans une aventure dont ils ne sont, hélas, ni les maîtres, ni les responsables. […]
Les juges vivent de leur métier, tout comme les médecins, les pâtissiers, les commerçants et les instituteurs. Ils se cantonnent dans leur rayon d’action pour éviter tous ennuis et toute compromission. Je le répète: c’est une attitude humaine, si l’on inclut dans ce mot toutes les faiblesses et les renoncements dont nous sommes pétris.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I, Une conscience claire et virile

Mottier C (Célestin Freinet III)

Le Mont-sur-Lausanne / 7 heures

C’était dimanche, un dimanche comme tant d’autres, avec l’eau qui coule ainsi qu’elle a coulé pendant des millénaires, les feuillages qui verdissent et se parent de fleurs et de fruits comme ils l’ont fait éternellement, parmi les vieilles maisons branlantes qui savent résister au temps malgré leur décrépitude, comme résisteraient des êtres qui auraient un rythme de vie plus long et plus lent que le nôtre, et dont la vieillesse pourrait se prolonger durant des siècles encore. […]
– Madame Long, qu’y a-t-il pour votre service? […]
Elle s’avance, comme hésitante, et confesse:
– Vous savez, je suis venue en cachette… Figurez-vous que je boîte… J’ai fait un effort… Le médecin m’a ordonné une pommade et des compresses mais je ne ressens aucune amélioration.
– Quelque chose de défait, sans doute.
[…]
Ses doigts commencent maintenant à exercer une certaine pression, mais douce, naturelle, comme amicale. Puis il s’y emploie des deux mains: de la gauche, il fait remuer le talon, le pied, les orteils, pendant que de la droite il suit les « nerfs ». L’homme est concentré, mais sans excès, avec aisance et confiance. On sent qu’il va avec certitude, aussi calme et placide qu’il l’était tantôt sur son ânesse..
– C’est là! Ne craignez rien!… Ça y est. Vous pouvez appuyer votre pied. Essayez!
Madame Long se met debout, appuyant son pied timidement comme si elle cherchait, avec un restant de sceptique appréhension, la douleur qui la tenaille depuis plusieurs jours… Plus rien.
– Je ne sens plus de mal aigu. A peine comme une fatigue. C’est miraculeux!
– Un petit bandage maintenant, pour maintenir les choses en place… Deux jours de repos et ce sera bien fini, vous verrez.
– Et dire que le médecin…!
– Les médecins ont leur compétence à eux. […]
Sans façon, l’homme se remit à manger son quignon de pain, coupant de son couteau un rien de fromage.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I, La rencontre de deux cultures

Jardin (Célestin Freinet II)

Riau Graubon / 15 heures

Mathieu, dont l’esprit a mystérieusement conservé, comme une revendication d’origine, le droit de ne pas croire sans discuter, de tout passer à la critique des réalités, sans s’en laisser imposer avec le clinquant de l’apparence qu’il a le don de percer d’une désinvolte chiquenaude. […]
Je me suis, plus que lui, aventuré dans les dédales de la culture; j’ai dû subir les assauts d’une insinuante autorité qui m’ont parfois enorgueilli et égaré; j’ai participé du progrès. Mais toujours je me suis retrouvé avec je ne sais quelle nostalgie de la simplicité abandonnée, du bon sens devenu inutile, de la clarté irradiante des sources. J’ai en même temps sondé aussi la vanité d’une culture que l’école et le progrès ont plaquée sur ma nature pétrie de bonne terre paysanne; j’ai mesuré l’impuissance manifeste des initiés qui ont substitué à la vie complexe et puissante toute une fausse philosophie des signes, des mots et des systèmes, comme ces citadins qui, intimidés par le flot pourtant si inoffensif de la rivière – avec bien sûr ses cailloux, ses lianes, ses poissons, ses serpents –, remontent péniblement le courant à la recherche d’un pont, tandis que le petit paysan déluré enlève ses souliers, retrousse son pantalon boueux et, en riant et en éclaboussant, atteint triomphalement l’autre rive.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I, Introduction